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que par le dehors, par le mouvement et la vie extérieure. Quant à Guillaume Tell, il demeurera toujours une exception, presque une contradiction miraculeuse dans l’œuvre du grand virtuose italien.

Le malentendu qu’avait créé Rossini ne fit que s’accroître après lui. Ses héritiers succédèrent à son génie moins qu’à sa négligence et à ses erreurs, et l’Italie avec eux continua de s’égarer. Mélodistes abondans, chanteurs intarissables, ils chantaient pour chanter, comme les oiseaux, mais comme eux aussi pour ne rien dire. Sur un art tout de convention et tout en formules, la nature ne reprenait plus que de rares et courts avantages. Elle les reprenait pourtant, et l’instinct d’un Bellini, d’un Donizetti, sinon leur volonté, conspirait quelquefois avec elle. C’est ainsi que par endroits, en des œuvres d’ailleurs factices et fausses, la vérité se faisait jour. C’est ainsi que de la Favorite et de Lucie, de Norma, des Puritains ou de la Somnambule, tout n’a pas mérité de périr. Il en reste, et pour toujours, d’admirables fragmens, quelques accens de passion sincère, de touchante mélancolie, une parcelle d’âme enfin et par conséquent d’immortalité. Mais une parcelle et rien de plus. Des arts qui méprisent la vérité, la vérité se venge tôt ou tard. Elle se vengea de la musique italienne. Celle-ci tomba de la convention dans la platitude et l’insignifiance. Elle s’était contentée de flatteries sens ; elle finit par les dégoûter de ses banales caresses, et par elle, même l’oreille ne fut plus charmée. Airs, duos, trios, finales, sous toutes ces formes qu’elle avait créées, si belles jadis et si pleines, le fond peu à peu se déroba, et n’étant plus soutenues, les nobles formes tombèrent, comme tombent, inutiles, les draperies d’où s’est retiré le modèle humain.

Bellini, Donizetti, étaient morts. Rossini gardait le silence. La musique italienne se mourait de langueur. Verdi vint la ranimer, et la vie qu’il lui rendit fut assez puissante pour la soutenir cinquante ans, et après cinquante ans pour la renouveler. Elle éclata d’abord, cette vie, avec une sorte de furie. Il fallait qu’elle s’emportât longtemps au dehors avant de se discipliner et de se distribuer au dedans. De même que chez Rossini tout se changeait en joie, tout chez Verdi se tournait en force, et comme l’un par trop de légèreté, il arriva que l’autre par trop d’énergie dénatura quelquefois la nature et manqua la vérité. Mais quand il la rencontrait, que la rencontre était belle ! Au cours de ses œuvres inégales, dans Rigoletto, la Traviata, le Trovatore, fût-ce dans Ernani, que de jalons plantés, et de quelles robustes mains ! Des sujets qu’il traitait alors, Verdi ne marquait pour ainsi dire que les points culminans ; mais il les marquait d’une flamme. Semblable à l’antique Apollon, il courait sur les sommets. Par malheur, il en retombait souvent dans le vide qu’avaient creusé comme à plaisir ses compatriotes et ses devanciers. C’est ce vide que d’abord Aïda, et puis