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passant les leur a chantées. Il apportait des rêves à leur enfance, il en emportait. Il était le chemin de tout, celui qui emmenait ; pour les jeunes âmes impatientes, celui qui emmène n’est-il pas toujours l’espoir, l’ami ? Et il emmenait aux régions où l’imagination vole d’un élan naturel. Courant au soleil, il allait toujours s’évanouir, le voyageur bleu, dans le rayon d’or qui tremble sur lui au bout de la route, à l’horizon où les yeux le perdent dans un éblouissement. Sur chacun de ces Ilots fuyans vers le Sud, vers la nier tentatrice, vers l’Orient fascinateur, le désir s’embarquait. Désirs, espoirs, pensées, tout ce que la jeune songerie jette instinctivement aux eaux qui passent, comme le petit enfant y jetait des pierres, pour faire des ricochets, les pierres vont au fond ; le reste aussi. Le temps vient où l’on aime le fleuve, non plus pour ce qu’il promet, connue jadis, mais pour ce qu’il rapporte et rappelle ; où l’on regarde vers sa source, et non plus vers sa fuite. On l’aime alors parce qu’il a porté nos morts aux Alyscamps. Désirs, espoirs, pensées sont devenues des flottilles d’ombres, parties à la dérive, comme ces anciens riverains qui descendaient le Rhône à la recherche d’une tombe. — Ainsi le cher fleuve s’est associé aux mutations de nos petites vies, comme il s’était mêlé à la grande vie de l’humanité ; il semble qu’il ait passé à travers notre être, et que, nous aussi, nous soyons pétris de son limon, participais de son âme. Ce nous est un devoir filial de rapporter à ce premier maître, comme je le fais ici, les idées qu’il a semées dans notre esprit, les images qu’il a gravées dans nos yeux.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.