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installations primitives, une navigation incertaine, la chance d’une nuitée à mi-chemin, dans quelque auberge de hasard, quand les basses eaux ralentissent la marche, tout cela n’est pas pour attirer les sybarites, habitués aux commodités et aux certitudes du voyage moderne. Comment un industriel entreprenant n’essaie-t-il pas de « lancer » le Rhône, en y lançant des bâtimens coquets, bien ravitaillés, qui amèneraient à ces merveilles une multitude d’errans, blasés sur les vieilles tournées de vacances ?

Quoi qu’il en soit, et si même cet hommage platonique, devait être refusé au Rhône, on peut prévoir un temps où la science réparera le mal qu’elle lui a fait. Ce temps viendra dès qu’elle aura complètement résolu le problème qui passionne actuellement les savans, le transport à distance et la distribution pratique de la force. Le Rhône, de sa naissance à ses embouchures, tient en réserve la plus puissante source de force qui existe sur notre territoire. Déjà l’industrie genevoise lui prend au passage 6 000 chevaux, alimentant 20 turbines, et il s’aperçoit à peine de cette saignée. Un peu plus loin, à la perle du fleuve, point où il est susceptible de donner 25 000 chevaux, il en cède 8 000 aux turbines de Bellegarde. Un câble télédynamique transporte cette force au groupe d’usines rassemblé sur le plateau. La petite ville de Bellegarde, éclairée à la lumière électrique, employant pour ses industries l’énergie qu’elle va puiser au fond d’un gouffre inaccessible, est très certainement le type de la cité de l’avenir. Il n’y a rien de chimérique à prévoir le jour où toutes les villes des bords du Rhône seront transformées sur ce type. — Ce jour-là, le vieux fleuve redeviendra le Seigneur de la vallée, en même temps que le bon serviteur prêt à toutes les taches, ce qui est le rôle d’un seigneur. Plus que jamais, et cette fois au sens scientifique du mot, il sera le moteur central dont j’ai parlé par métaphore, l’arbre de couche et le dispensateur de vie pour toute la région qu’il arrose. Plus vraiment et plus complètement que jamais, il en sera l’âme ; âme deux fois bienfaisante, si l’on découvre, comme il faut l’espérer, le secret de distribuer son énergie aux petits métiers, aux humbles foyers, aux faibles créatures qui adresseront alors au Rhône l’action de grâces que l’Egyptien rendait à son fleuve : « Repos des doigts est ton travail pour des millions de malheureux… Tu bois les pleurs de tous les yeux. »

Nous qui ne verrons peut-être pas ces métamorphoses, nous continuerons d’aimer dans le Rhône son histoire et sa beauté. Avec un sentiment plus profond chez ceux qui naquirent sur ses bords. Tout ce qu’ils ont de chansons intérieures, ce perpétuel