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explorateurs dans l’obscure Celtique, ce fut le grand fleuve tributaire de la Mer Intérieure. Les marchands hellènes et phéniciens, les fondateurs des villes grecques d’Arles, de Vaison, débarquèrent sur notre littoral ; on y retrouve les autels de l’Hercule tyrien, le devancier fabuleux qui symbolisait leurs découvertes. Comment n’auraient-ils pas reconnu les traces du dieu dans la pluie de cailloux tombée sur la Crau ? Il semblerait, en effet, qu’Eschyle désigne clairement la Crau et le mistral qui la balaye, quand il fait décrire par son Prométhée le lieu où Hercule sera défendu contre ses ennemis par une grêle de pierres rondes : « Tu arriveras dans un lieu battu par Borée ; prends garde que la violence de ce vent froid ne t’enlève de terre… » — Les hardis négocians remontèrent peu à peu, invités par la large fente que le Rhône et la Saône ouvraient devant eux "en ligne droite, jusqu’au fond des forêts de la Gaule chevelue. C’était le chemin des échanges, le « chemin du pain, » et plus particulièrement la route de l’étain, grand objet de commerce qu’on alla chercher de bonne heure aux îles Cassitérides. L’envahisseur commercial appelle l’envahisseur militaire. Il est infiniment probable que les colons orientaux procédèrent sur le Rhône comme nous procédons aujourd’hui aux embouchures des fleuves africains : un comptoir maritime, des reconnaissances poussées plus haut, des établissemens dans l’intérieur, des traités avec les tribus : enfin le protectorat et l’annexion par des forces militaires. Sur notre territoire, ce dernier rôle échut aux Romains : alliés aux Massaliotes et aux autres marchands de la côte, ils prirent à leur compte les envois de troupes.

Du jour où le légionnaire romain mit le pied sur le sol gaulois, le sort de toute la contrée fut fixé. Les noms de Marius et de César demeurent étroitement attachés au Rhône ; celui de César surtout, l’homme qui a le plus fortement pesé sur notre histoire, qui en a décidé tout le cours ultérieur. Quand il entreprit de réduire nos ancêtres, c’était une question de savoir si la Gaule tomberait dans le monde latin ou dans le monde germanique. Ce dernier débordait sur l’Occident ; les Teutons avaient plusieurs fois franchi le Rhin, ils trouvaient déjà sur la rive gauche une proie facile, parce que les Gaulois étaient déjà déchirés par les discordes intestines. Déjà les Belges s’étaient donnés à ces redoutables voisins. Latins ou Germains ? les chances paraissaient égales pour l’une ou l’autre solution. La victoire de César nous a fait Latins de langue et de culture ; sans lui, nous eussions sans doute été germanisés ; qui sait ? nous serions peut-être devenus des Belges ! Avec son rare esprit politique. César ne négligea rien pour hâter l’assimilation de cette vallée du Rhône, qui devait