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Charlemagne », on voit se développer au loin le domaine amphibie du Rhône agonisant. Le fleuve qui a nourri tant de forêts magnifiques meurt sur un maigre grabat végétal, amères prairies de joncs, de soudes, de salicornes et d’arroches. Le tamaris, l’arbuste fantôme, mot seul sur cette pauvreté un tremblement de fleurs pâles, si pâles qu’on dirait la poussière du sel marin, déposée sur les frêles ramilles de la sensitive des grèves. Partout des terres imprécises, mal émergées des étangs, des lagunes ; celles-ci peu distinctes de la mer, des graus où abordent lentement les voiles des barques embarrassées dans les passes. Les eaux lourdes de ces flaques ont des reflets atones, de plomb sous le soleil, et, le soir, du rose triste des couchans d’octobre. Pas d’autre mouvement sur cette étendue plate que les ombres glissantes des nuages ; pas d’autre bruit dans le grand silence qu’une rafale de vent de mer, ou la cloche des Saintes-Maries qui tinte à l’horizon, sonnant le glas du Rhône. Pourtant, ce paysage n’est pas désolé ; trop irréel pour être lugubre, il pénètre l’âme d’une douceur recueillie. On y sent la paix d’une belle mort, la mort du vieux travailleur qui va rendre aux élémens les forces qu’il leur emprunta pour un temps.

Lou Rose, emè sis oundo lasso,
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Coume un grand vièi qu’es à l’angoni,
Eu pareissiè tout malanconi
D’ana perdre à la mar e sis aigo e soun noum.[1]

J’ai rappelé quelques particularités de la vie physique du Rhône, dans ses métamorphoses des âges primitifs et dans son état présent. Pour retracer sa vie historique, en tant qu’associé de la civilisation, il faudrait récrire toute la suite de nos annales. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage de M. Lenthéric ; il montre comment le fleuve fut l’instigateur, le véhicule et le lien des diverses sociétés qui se sont succédé sur ses bords ; elles revivent tour à tour devant nous, au cours des intéressantes excursions que l’auteur entreprend parmi leurs vestiges.

Les Phocéens, qui eurent toujours une très haute opinion d’eux-mêmes, voudraient faire croire que leur admirable port attira seul sur notre pays l’attention des navigateurs méditerranéens. Il faut rabattre de leurs dires. La route naturelle, la cheminée d’appel, si je puis ainsi parler, qui introduisit les premiers

  1. Le Rhône, avec ses ondes fatiguées… comme un grand vieillard qui agonise, il semblait tout mélancolique d’aller perdre à la mer et ses eaux et son nom. (Mireille, chant X.)