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tel ce prodigieux Crussol, et Soyons, Rochemaure, Montfaucon, Saint-Paul-Trois-Châteaux, la tour d’Albon, la tour de Villeneuve, la tour de Tarascon, les Baux, Montmajour, cent autres reliques pareilles ; enfin les cathédrales romanes ou gothiques, juchées sur les escarpemens, bénissant les eaux à leur passage, comme la nef épiscopale de Viviers ou la basilique pontificale de Notre-Dame-des-Doms. Le flot qui va de Genève en Avignon, de la Rome protestante à la Rome papale, a vu des échantillons choisis de tous les arts, de toutes les idées, de toute la geste latine et française ; il vient mourir sous Arles, la belle grecque déchue, qui faillit un instant balancer Byzance et devenir la capitale du monde constantinien.

Arrivé là, le Rhône a rempli sa destinée, il a épuisé sa force de travail. N’est-ce pas de lui qu’émane la vie accumulée sur ses bords, le long de cette vallée façonnée, parée, enrichie par ses bienfaits, saturée d’histoire par son initiative ? Entre Lyon et Arles, le tronc central du fleuve est comme l’arbre de couche qui a mis en branle toutes les activités de la région. Au-dessus de Lyon, il n’était qu’un personnage de second plan ; depuis Lyon, il est tout. On vieillit vite à être tout. Il traîne sous les ponts d’Arles des eaux lasses. L’ingratitude humaine commence pour lui. Marseille détourne sur son port le mouvement de la basse Provence ; les voies ferrées s’écartent, rayonnent vers ce nouveau centre. On connaît mal, mais on connaît le parcours du Rhône entre Lyon et Arles, pour avoir côtoyé le fleuve en chemin de fer. Au-dessous d’Arles, c’est l’inconnu : vieillesse, déclin, oubli. Qui s’inquiète de la vie finissante du Rhône, ou plutôt des Rhônes, des Rhônes morts, ainsi qu’on les appelle si justement ?

Il mérite pourtant d’être visité, ce delta de la Camargue : terres vaines et vagues, comme dit la langue du droit, où le mirage promène ses prestiges, où la solitude paludéenne semble un morceau d’Afrique, sous le vol des flamans, des grands échassiers qui passent indifféremment du Valcarès au Ménzaleh. Pays de patres errans et de troupeaux.sauvages, pays hors de France, du moins hors de la France moderne. Le temps y est arrêté. Abandonnées par la mer, les petites villes jadis vivantes et florissantes, Saint-Gilles, Aigues-Mortes, ne sont plus que des pièces de musée. Cette exquise Aigues-Mortes, enchantée depuis six cents ans derrière ses remparts intacts, est telle que saint Louis la laissa en montant sur ses galères ; elle attend le retour du pieux roi. A la vérité, j’y vis sur un cabaret cette désolante enseigne : Buvette fin de siècle ; mais je veux croire qu’il s’agissait de la fin du treizième. Du haut de la tour Constance, sous « les fers