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Vienne, sinon jusqu’à Valence. La Méditerranée poussait son golfe jusqu’au territoire d’Avignon. La création future du fleuve, la pensée de sa jeunesse réalisée par son âge mûr, notre Provence, n’était encore qu’une perle en formation sous les eaux.

L’enfant fit son travail de croissance, grandissant de tout ce qu’il rongeait de glace au nord, de tout ce qu’il comblait de mer au sud. Après le grand hiver, pendant des milliers de siècles, les glaciers se retirèrent par étapes dans les cirques supérieurs où nous les voyons aujourd’hui captifs, laissant sur les vallées nues un chaos de moraines, de cailloux, de roches désagrégées. Le Rhône fut l’agent de transport qui charria ces détritus des Alpes au fond du golfe qu’ils exhaussaient. Qui ne verrait du travail fluvial que sa première opération, l’émiettement du berceau, croirait que le Rhône a le génie de la destruction. Il corrode ses rives, entraîne les vallées supérieures, sape des pans de montagne. Par les éboulemens du Grammont dans le Valais en 563 de notre ère, de la Dent du Midi en 1855, du Credo dans la gorge de l’Ecluse en 1883, on peut imaginer ce que furent les jeux de ce terrible mineur durant les premiers Ages géologiques. Mais le sage torrent ne détruit que pour reconstruire. Regardez à son autre extrémité : il recrée de la terre, il allonge un continent avec les déblais qu’il a dérobés. Pierre à pierre, il évacue la montagne brisée dans la mer comblée. Ainsi naquit la Provence, sous la forme de ces lits de cailloux roulés, de ces craus dont le type primitif subsiste dans la Crau d’Arles. Quand il eut accumulé ces solides assises, l’habile artisan compléta son travail : il pulvérisa plus menu les roches suisses, il tamisa les sables qu’il charriait pour colmater ses empierremens ; enfin il vola sur ses rives supérieures les meilleures terres, pour pétrir le limon qui achevait la Provence, pour composer avec amour le sol qui devait être le jardin de la France.

Le Rhône est donc bien le fils de ses œuvres et le créateur de son royaume. Par ce travail incessant de décomposition et de recomposition, qui est proprement le travail de la vie, il a fait et accru lentement son lit. Tout ce qu’il contemple sur la route entre la mer de glace et la mer de cailloux, champs, moissons, prairies, forêts, c’est le fruit de ses peines. Les monumens fameux reflétés dans ses eaux, théâtre d’Orange, arènes et tombeaux d’Arles, églises et palais d’Avignon, ce sont les parcelles de roche brute jadis arrachées par lui, roulées aux pays du soleil, associées à la vie de l’humanité, devenues des pierres animées qui ont emmagasiné de l’histoire et gardé quelque chose de l’âme des peuples. Il aurait le droit de se reposer, le vieux terrassier ; et pourtant