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Ce livre prêterait à quelques critiques : la composition en est un peu lâche, des répétitions fréquentes y ramènent les choses déjà dites ; on le réduirait d’un tiers sans y rien enlever d’essentiel. — Oui, mais il perdrait à ces corrections une harmonie secrète, un peu de sa ressemblance avec le fleuve dont il est l’image. Les volumes de M. Lenthéric sont les meilleurs compagnons d’un voyage sur le Rhône, et à les lire on a l’illusion de ce voyage : même profusion d’idées et de souvenirs, suggérés par le tableau changeant des rives, mêmes points de vue quittés et retrouvés, même longue promenade à travers les débris confondus de plusieurs âges historiques. C’est le bateau qui s’attarde et permet à toutes les curiosités de se satisfaire. Pour les voyageurs pressés du chemin de fer, M. Louis Barron a crayonné des croquis alertes et pittoresques ; visions plus rapides, où l’on retrouve en raccourci les traits fortement accusés dans la biographie de M. Lenthéric.

Je dis biographie. Je voudrais prouver la justesse du terme en montrant ici combien ce fleuve est un être vivant. Considéré dans l’espace ou dans le temps, dans le développement géographique de son cours ou dans l’accomplissement de sa tache historique, il reproduit toutes les vicissitudes, tous les caractères d’une vie humaine, il en simule l’intelligence et la volonté. Nos pères païens étaient déjà ingrats et légers, puisqu’ils n’ont pas fait au Rhône la situation de dieu national que les Egyptiens faisaient au Nil. Il la méritait aux mêmes titres. Sur les deux versans de cette Mer intérieure d’où la civilisation est sortie, les deux seigneurs bienfaisans offrent de frappantes correspondances. Ouvrier aussi laborieux que le Nil, comme lui constructeur d’une terre d’élection, comme lui propagateur d’idées et rassembleur de races, le fleuve gallo-romain a recueilli la succession du fleuve gréco-égyptien ; il a commencé sa vie active de personnage historique au moment précis où l’autre achevait la sienne, il a continué le service du progrès.

Suivons avec notre guide érudit les principales phases de cette existence si remplie.


I

Au temps de sa première enfance, le Rhône, qui court aujourd’hui des Alpes à la mer sur une longueur de 720 kilomètres, n’était qu’un filet d’eau étranglé dans un fit de 150 à 200 kilomètres au maximum. De nombreux, indices ont permis aux géologues de refaire avec certitude la carte de la période glaciaire. L’immense glacier alpestre emplissait toutes les failles des monts de la Savoie et du Dauphiné, il descendait jusqu’à l’emplacement actuel de