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La satisfaction de Frédéric, au moins à la première heure, ne s’exprima pas moins vivement : « Je crois, écrivait-il à son ministre à Vienne, qu’il va arriver des événemens qui opéreront des visages bien mornes à la cour où vous êtes… Je puis vous avertir que, pour le présent, je puis envisager avec la plus grande indifférence ce que mes ennemis trament, et que, pourvu que le système d’Angleterre reste sur le même pied qu’il est actuellement, je n’aurai pas d’appréhension sur tout le reste[1]. »

A la vérité, à mesure qu’approche le moment où le duc de Nivernais va arriver, cette sérénité paraît se troubler. De loin, la rencontre attendue pouvait paraître plaisante ; la surprise réservée à l’illustre ambassadeur avait son côté comique dont le plus malicieux des politiques pouvait s’amuser d’avance. Le cas pourtant était délicat, et donnait lieu à des explications dans lesquelles un homme d’esprit (et Nivernais d’un commun aveu passait pour tel) pouvait retrouver son avantage. « Le roi de Prusse, écrit le ministre français La Touche (réduit en ce moment au simple rôle d’observateur), est plus inégal que jamais : il paraît gai, ouvert et de bonne humeur ; mais d’autres qui l’approchent de plus près le trouvent sombre et chagrin », et, en attendant cette entrevue, qu’il commence à redouter, il dresse d’avance tout un plan de discussion pour le débat qu’il aura à subir. Dans une note écrite de sa main, il met en ligne tous ses argumens sous deux chefs différens : Cause de droit : obligations des traités antérieurs qui arrivaient tous à expiration et dont il a le droit de s’affranchir ; Cause de fait : dangers qui menaçaient son État et dont il a eu le devoir de le préserver. Puis, pour savoir tout ce qui peut blesser ou flatter celui qu’il attend, il s’informe avec soin auprès des Français résidant à Berlin, d’Argens, l’abbé de Prades, Maupertuis, de la famille, des parens et de tous les traits du caractère de Nivernais[2]. »

Si les renseignemens qu’il dut recueillir furent exacts, ils ne furent pas de nature à le rassurer complètement, car tout devait le porter à croire, qu’en traitant avec Nivernais, il allait avoir affaire à forte partie. On dut lui dire que la situation du duc n’était pas grande seulement à la cour ; elle n’était pas moindre dans l’opinion générale et dans l’estime publique. Un nom illustre porté avec dignité, un commerce agréable, les dons d’une intelligence souple et variée, avaient acquis au petit-neveu de Mazarin

  1. Pol. Corr., t. XI, p. 427, 452, 453. — Ranke, Ursprung des siebenjährigen Krieges, p. 486.
  2. La Touche à Rouillé, 27 décembre 1755, 6 janvier 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères). — Pol. Corr., t. XII, p. 49.
    La note de Frédéric est datée du 24 janvier, jour où il la communique à son ministre Podewils ; mais elle a dû évidemment être rédigée plusieurs jours avant.