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personne. En réalité cela voulait dire : L’Angleterre écarte de la Prusse toute menace de la Russie ; la Prusse en retour s’engage à défendre contre la France les possessions allemandes du roi d’Angleterre. Il ne s’agissait donc plus de se demander, comme le faisait Frédéric lui-même dans la lettre que j’ai citée, sous quel prétexte et avec quelle couleur, étant encore l’allié de la France, il ferait une démarche aussi singulière que de prescrire des bornes aux mesures qu’elle pourrait prendre et si ce ne serait pas planter là la France. Le temps de tels scrupules, s’ils avaient jamais été éprouvés, était passé.

L’essentiel était de conclure afin de ne pas laisser le temps au duc de Nivernais d’arriver. Le seul changement qu’on proposa, à Berlin, de faire au texte envoyé de Londres, ce fut de substituer le mot d’Allemagne à celui d’Empire Romain qui avait d’abord été employé. Le but de ce changement était de ne pas comprendre les Pays-Bas dans la garantie de neutralité assurée par le traité. Frédéric attacha tant d’importance à cette exception qu’il exigea qu’elle fût spécialement mentionnée dans un article séparé et secret. — « Je puis être l’allié du roi d’Angleterre, disait-il, mais non celui de l’impératrice : je ne lui demande et ne veux lui donner aucune garantie. » N’avait-il pas aussi pensé qu’en laissant les Flandres exposées sans défense aux attaques de la France, on donnait aux généraux de Louis XV une tentation à laquelle ils ne résisteraient pas, et n’était-ce pas jeter ainsi à tout hasard une pomme de discorde pour faire naître le conflit qu’il avait jusque-là vainement espéré voir s’engager ?

Ainsi s’opérait, après une trop longue attente, entre deux États faits pour s’entendre, une réconciliation appelée par tant de vœux et tant d’affinités naturelles. La joie fut grande en Angleterre et éclata même avant que le fait fût certain et officiellement connu. Le traité russe et l’énormité du subside qui était promis avaient excité au premier abord de très vives rumeurs, et l’approbation du Parlement aurait souffert beaucoup de difficultés, si le ministère n’avait fait connaître que le roi de Prusse en avait eu communication ; ce qui, sans rien ajouter de plus, indiquait assez que tout se faisait d’accord avec lui, et qu’on n’allait pas partir en guerre contre le chef désigné de tous les protestans d’Allemagne. « Nos affaires, écrivait Horace Walpole avec une nuance d’humeur que son rôle d’opposant explique, prennent une meilleure figure qu’elles n’avaient encore eue : notre neveu nous demande pardon et nous lui donnons notre bénédiction. Je me trompe, c’est plutôt lui qui nous la donne, puisque c’est lui qui nous garantit l’Allemagne. » Le chargé d’affaires prussien devenait à la modo et était recherché par tout le grand monde.