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de sa lutte contre l’Église d’État, lutte au bout de laquelle il s’était trouvé seul, après avoir entraîné des populations entières.

« On finira par comprendre que Brand est une œuvre beaucoup plus objective qu’elle n’en a l’air », a dit Ibsen. En effet, s’il s’identifie plus d’une fois avec son héros, souvent, il se sépare de lui pour le juger. Il le condamne dans plusieurs occasions, tantôt par la bouche d’Agnès, tantôt par celle du médecin. Quelquefois même il attribue au bailli ou au doyen des argumens si solides qu’il paraît leur donner raison. J’ai sous les yeux l’œuvre d’un conférencier de Stockholm qui, expliquant Brand aux élèves d’une école élémentaire, leur fait surtout admirer le vigoureux bon sens du magistrat libéral et du dignitaire de l’Église. Cela prouve tout au moins qu’Ibsen ne condamne ces deux personnages à l’enfer du ridicule qu’après leur avoir loyalement fait exposer toutes leurs raisons.

En somme, c’est dans l’esprit, dans l’ensemble du drame, et surtout dans son prologue héroïque comparé à son funèbre épilogue, qu’il faut chercher sa moralité. Ce qui est vrai sur les fiælls symboliques qui représentent la pensée et le rêve peut être faux et désastreux aux bords du fiord, dans le domaine de la vie réelle. Brand descendant parmi les hommes, c’est l’idée devenant action et subissant les épreuves que la réalité lui suscite. Les plus redoutables de ces épreuves viennent, sans contredit, des sentimens que la vie fait naître dans le propre cœur de l’idéaliste. Sitôt que Brand connaît les affections humaines, l’idée est exposée à sombrer ; et elle le ferait si Gerd, la messagère des hauteurs, ne venait la sauver, en détruisant le bonheur terrestre de l’apôtre.

Par son plan comme par son développement, Brand est une épopée plutôt qu’un drame, épopée mêlée d’une pointe de satire particulière à l’esprit norvégien et qui atteint jusqu’au héros lui-même. On peut dire que c’est là une œuvre mère où l’on trouve réunies en système toutes les idées qu’Ibsen a, plus tard, développées une à une dans ses drames modernes. De plus, dans chacun de ces drames, ou à peu près, l’âme de Brand semble revenir en quelque sorte. Presque partout nous retrouvons, sous une forme ou sous une autre, l’homme seul qui lutte sans espoir et ne peut reculer. Cette note personnelle ne constitue-t-elle pas un des plus grands attraits des drames ibséniens ? C’est en faisant œuvre de poète, en donnant libre cours à ses sentimens, à ses impressions, et à sa fantaisie, qu’Ibsen s’est exercé à sentir, à voir la vie, et à la représenter par de vives images.


M. PROZOR.