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Et Brand, continuant, s’écrie :

BRAND. — L’Église n’a ni limites, ni enceinte, son plancher est la terre verdoyante, les bruyères, les prés et les fiords et la mer. Le ciel seul est assez grand pour lui servir de voûte. Homme, dans ce temple, tu dois travailler… Abrités sous ton toit, la loi, l’enseignement et nos plus simples œuvres ne formeront plus qu’un seul tout, et la vie se confondra alors avec la foi. Le travail quotidien s’unira aux élans vers le ciel, aux jeux des enfans sous l’arbre de Noël, à la danse royale devant l’arche.

Un mouvement orageux se produit dans la foule. Quelques-uns reculent, la plupart se groupent étroitement autour de Brand, qui ferme l’église à double tour et s’écrie : « Je ne suis plus le prêtre d’ici ; personne de vous, gens de la fête, ne recevra ces clefs de ma main ! » Là-dessus il jette les clefs dans le torrent et se tourne de nouveau vers le peuple.

BRAND. — Accourez, natures fraîches et jeunes ! Qu’un souffle de vie balaye la poussière qui vous couvre !…
LA FOULE. — Conduis-nous ! Nous te suivons !
BRAND. — A travers monts, plaines, glaciers, à travers tout le pays nous irons détruire les pièges qui retiennent les âmes du peuple. Nous allons aérer, affranchir, édifier, faire disparaître tout affaissement. Hommes et prêtres à la fois, nous imprimerons le sceau du Seigneur partout où il est effacé ; et du royaume entier nous ferons un grand temple !

La foule entoure Brand, que des hommes enlèvent sur leurs épaules. « C’est un grand jour », proclament des voix nombreuses, « et de grandes visions traversent l’air ensoleillé. » A l’exception de quelques âmes restées tièdes, tous se sont engagés dans la vallée et la remontent. Le bailli a beau faire entendre ses exhortations et le doyen ses doléances, personne ne les écoute. « Ah les chiens ! dit le premier, ils ne répondent pas. »

Nous voici sur les hauts plateaux. La foule, après avoir traversé un pâturage, gravit maintenant la montagne pour arriver au fiæll qui, là-haut, s’étend, vaste et aride. Déjà la fatigue commence, les défaillances se laissent pressentir. « Attendez, supplie l’un, mon vieux père n’en peut plus. » — « Mon enfant est malade, » pleure une femme. Celui-ci a faim, celui-là a soif, un troisième a le pied écorché. Et tous demandent des prophéties, des miracles. La lutte à peine commencée, on les voit déjà impatiens de triompher et de se partager le butin. Ils interpellent le prêtre, le harcèlent de questions : « Combien durera la lutte ? quelles seront les pertes : que rapportera la victoire ? » Brand,