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franco-prussienne était encore en vigueur, comme au lendemain de la prise de la Silésie. Frédéric allait donc être chargé par Louis XV de se jeter sur le Hanovre, ce qui permettrait à soixante mille Russes et à cent mille Autrichiens d’entrer, mèche allumée, dans l’électorat de Brandebourg afin de mettre à la raison le trouble-fête qui mettait depuis trop longtemps l’Europe en branle. C’est dans ces conditions et avec cette espérance que le traité avait été souscrit après de laborieuses conférences, et que Williams tout triomphant venait de l’envoyer à sa cour[1].

Seulement le cabinet anglais l’attendait et le reçut avec l’intention d’en faire un usage absolument différent et de s’en servir, non comme d’une arme pour écraser un ennemi, mais comme d’une menace et d’un moyen de pression salutaire pour acquérir un allié. Il faut reconnaître qu’il y eut rarement dans les annales de la diplomatie un tour de passe-passe plus habile et qui ait été plus heureux. Frédéric n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur les conditions qu’on lui faisait connaître, qu’il comprit que s’il ne détournait pas le coup, c’est lui et lui seul qui en serait atteint. C’est contre lui et contre lui seul que les troupes russes, en armes et grassement payées, allaient être massées sur sa frontière, prêtes à la passer à la moindre plainte, fondée ou non, que l’Angleterre ferait entendre contre lui. Et si (comme il n’en pouvait douter, vu l’intimité constante des doux impératrices) des conventions exactement pareilles existaient entre l’Autriche et la Russie, il voyait se former en partant de la Bohême à travers la Saxe hostile et la Pologne ouverte, l’anneau de fer qu’il avait toujours redouté. Si encore il pouvait espérer que, comme dans la guerre précédente, une partie des forces autrichiennes eût été envoyée au loin pour guerroyer en Flandre contre la France ; ce serait une diversion dont il aurait pu profiter. Mais non : ni Autriche, ni France ne veulent bouger et ne font même un geste l’une contre l’autre. L’Angleterre avait donc touché juste et n’avait rien perdu à le faire attendre. Elle le tenait maintenant à discrétion : dès lors il ne fut plus question ni de difficultés ni d’hésitations d’aucun genre. En quelques jours une convention fut libellée en trois articles dont le premier et le troisième ne contenaient que de vagues protestations d’alliance et d’amitié. Le second seul était important : c’était celui par lequel les deux rois, de Prusse et d’Angleterre, s’engageaient « quelque puissance étrangère qui voulût faire entrer ses troupes en Allemagne, sous quelque prétexte que ce puisse être, à unir leurs forces pour s’opposer à l’entrée ou passage de telles troupes. » On ne nommait personne, disait-on, pour ne blesser

  1. Martens, Traités conclus par la Russie avec l’Angleterre, p. 182-185. — Beer, p. 352-358.