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AGNES. — Attends !
BRAND. — Que me veux-tu ?
AGNES. — Oh ! tu le sais ! (Elle lui tend le bonnet.)
BRAND (s’approchant d’elle sans le prendre). — Volontiers ?
AGNES. — Volontiers !
BRAND. — Donne-moi le bonnet. La femme est encore sur l’escalier. (Il sort.)

Agnès se tient un instant immobile. Puis, peu à peu, son expression se transforme ; un rayon de béatitude illumine son visage. Brand rentre. Elle vole joyeusement au-devant de lui, se jette à son cou et s’écrie : « Je suis libre, Brand ! je suis libre ! »

BRAND. — Agnès !
AGNES. — Les ténèbres sont dissipées ! Cauchemars et terreurs fuient vers l’abîme. La volonté est triomphante ! Plus débrouillard, plus de nuages ! Derrière la nuit, derrière la mort, là-bas, je vois l’aube poindre !
BRAND. — Agnès ! Enfin c’est la victoire !
AGNES. — Oui, c’est bien la victoire, victoire sur la tombe et sur les agonies ! Oh ! lève la tête et regarde. Vois-tu Alf au pied du trône, rayonnant de joie comme de son vivant, tendre ses bras vers nous ? Eussé-je mille bouches pour le redemander, en eussé-je le droit, le pouvoir, je ne dirais pas un mot… (Se jetant au cou de Brand.) — Merci pour tout ce que tu as fait ! Tu m’as fidèlement guidée ; et maintenant que ma tête est pesante et que l’ombre s’épaissit, fidèlement tu veilleras à mon chevet.
BRAND. — Dors. L’œuvre de ta journée est finie.
AGNES — Elle est finie, et la lampe de nuit allumée. La victoire m’a coûté mes forces. Je suis lasse, épuisée. Oh ! mais il est facile de prier le Seigneur !… (Elle se retire.)
BRAND (les mains croisées sur sa poitrine). — Sois ferme jusqu’au bout, ô mon âme ! La victoire des victoires est la perte de tout… On ne possède éternellement que ce qu’on a perdu.


V

Agnès est morte. A quoi aura servi son immolation ? C’est à ce problème qu’est consacré le cinquième acte de Brand.

La grande église a remplacé la petite. Voici le jour de l’inauguration. Le bedeau et le maître d’école achèvent de décorer l’extérieur du nouveau temple ; et déjà la foule afflue vers lui de toutes parts.

Bientôt Brand apparaît, sortant de l’église. Il s’abandonne aux doutes qui le prennent en présence de son œuvre achevée. Cette nouvelle église lui parait petite et mesquine. « C’est un nouveau mensonge qu’on a substitué à l’ancien, » déclare-t-il au bailli