Ces larmes ne tardent pas à venir. L’enfant s’est réveillé malade, et Agnès est venue chercher le médecin, sans que Brand, absorbé dans ses idées, s’en fût aperçu. Le vieux docteur vient lui déclarer qu’Alf est perdu si les parens ne se hâtent pas de l’emmener dans le Midi. Brand pousse un cri sauvage : « Alf, mon enfant ! » Un véritable affolement s’empare de lui. Oubliant le serment qu’il venait de faire de demeurer dans son pays natal pour semer le bien là où sa mère a péché, il ne songe plus qu’à partir au plus vite. « Agnès ! crie-t-il à sa femme, la mort tisse sa toile autour de notre petit enfant ! Enveloppe-le bien et fuyons sans tarder par-delà les détroits ! »
Devant cette brusque volte-face, le médecin ne peut s’empêcher de sourire et de narguer un instant ce superbe héroïsme, qui bravait la nature et qu’elle a si vite désarmé. Au surplus, Brand « ainsi réduit, » lui paraît plus grand qu’il ne l’était tout à l’heure « quand il faisait l’homme fort. » Et, content du résultat obtenu, auquel Agnès devra la paix et le bonheur, et son enfant la vie, le bravo homme s’en va, certain de sa victoire.
En effet, Brand paraît enfin vaincu. Il a éprouvé en lui-même la toute-puissance des sentimens naturels, et, pour la première fois, il doute de ce qui, jusqu’à présent, l’inspirait et le faisait agir. Mais il se livre en lui une lutte violente et terrible. Agnès, qui, sans perdre une minute, arrive, son enfant sur les bras, prête à la fuite décidée tout à l’heure, frémit en apercevant sur les traits de son mari la trace d’une torturante irrésolution. Un incident imprévu vient encore augmenter l’angoisse de Brand. Sur un propos du bailli, prêtant au prêtre l’intention de quitter la paroisse sitôt qu’il aurait hérité de sa mère, un homme, un de ceux que Brand avait retirés de l’abîme, accourt pour s’assurer si vraiment le pasteur abandonne son troupeau. « En ce cas tu nous aurais cruellement trompés ! » dit le paysan en voyant Brand hésiter. « Pars si tu l’oses… Mais non ! je te tiens ferme. Si tu me lâches, mon âme est perdue. »
L’homme s’en va, laissant Brand ébranlé et Agnès tremblant pour la vie de son enfant. Mais elle aura l’énergie de lutter, sentant bien que dans l’âme de son mari le zèle de sa mission n’a pas encore repris sa puissance accoutumée.
Comme toujours, la volonté de l’homme une fois atteinte, celle de la femme s’enhardit peu à peu.
- AGNES (s’avançant d’un pas). — Je suis prête.
- BRAND. — Prête ? A quoi ?
- AGNES (avec force). — A remplir mon devoir de mère. Je le veux.