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exercer son apostolat dans les grands centres, laissant en paix les habitans de cette humble vallée, où il a déjà bouleversé toutes les idées. Non ! Brand ne s’en ira pas : « Il veut répandre la lumière sur son pays natal, arracher ce peuple à ceux qui le débilitent, le mettent à la diète, au régime de leur mesquinerie. » Au besoin, il le soulèvera contre eux.

LE BAILLI. — Si vous nous déclarez la guerre, vous en serez la première victime !
BRAND. — Un jour, quand les yeux s’ouvriront, on verra dans la défaite la plus grande des victoires.

Le bailli s’en va en haussant les épaules. A Brand qui lui dit : « J’ai l’élite avec moi, » il répond : « J’ai la majorité, » et lui tourne le dos. L’apôtre demeure inébranlable dans sa volonté, mais l’homme souffre cruellement. Son âme a besoin de détente. Il pense à son enfant.

Et voici que la lutte recommence. La mère de Brand est morte… Optimiste comme le sont tous les hommes de combat, il a voulu croire, espérer jusqu’au bout et tout attendre de son intransigeance. Eh bien, non ! la vieille femme ne s’est pas rendue. Elle est morte attachée à son bien, se leurrant de l’espoir que Dieu serait plus miséricordieux que son fils. Quand le vieux médecin le lui apprend, Brand s’affaisse sur un banc et se couvre la figure de ses deux mains. Mais cet accablement ne dure qu’un instant. Une parole imprudente du médecin, qui triomphe trop tôt, fait bondir le défenseur de la force morale. « Sois humain, tel est notre premier commandement, » affirme l’indulgent docteur. Humain ! Le bailli, tout à l’heure, ne parlait-il pas de même ? Brand vient de voir ce que cache cette formule élastique. Il lève le front et se redresse.

BRAND. — Humain ! Parole lâche qui sert de mot d’ordre à la race ! Prétexte exploité par tous les pauvres sires qui manquent de courage et de volonté, masque de trembleur qui craint de tout risquer pour vaincre, abri de tous les pleutres qui esquivent un engagement suivi de regrets piteux ! Ames de nains qui de l’homme faites un humanitaire ! Dieu a-t-il été humain envers Jésus-Christ ? Ah ! si Jésus avait été le fils de votre Dieu, il eût crié grâce au pied de la croix, et la Rédemption aurait doucement abouti à quelque céleste protocole.

Le médecin hoche la tête. Cette âpreté, cette violence de pensée, cette tension fébrile de la volonté ne lui en imposent pas. Il voit dans Brand un être malade qui lui inspire une profonde pitié : « Va, dit-il, exhale ta colère, âme gonflée d’orages, je voudrais qu’il te vînt des larmes ! »