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courage, pour nous apprendre à vouloir pleinement et à manifester cette volonté par des actes. Effrayée d’abord, puis enthousiasmée par ces fortes paroles, Agnès se jette au cou de son mari. « Guide-moi, s’écrie-t-elle : j’irai partout où tu nie conduiras ! » Elle proteste quand le vieux médecin, qui passe par là en ce moment pour se rendre chez la mère de Brand et ne peut décider le prêtre à l’accompagner, l’accuse, en s’en allant, de manquer de charité : « Il verserait, dit-elle, son sang pour cette âme, s’il pouvait la laver ! » Quant à Brand, un flot d’amers sarcasmes s’échappe de sa bouche. Ah ! cette charité, cet amour que tant de bons docteurs prêchent à tout propos ! quel commode manteau pour notre lâcheté !

BRAND. — Il n’y a pas de mot qu’on traîne dans la boue comme le mot d’amour… A-t-on assez d’un sentier abrupt, étroit et glissant, on l’abandonne pour suivre l’amour ! Préfère-t-on le grand chemin du péché, on s’y engage par amour. Voit-on le but, mais craint-on le combat, on compte vaincre quand même par l’amour. S’égare-t-on, tout en connaissant le vrai, on a un point de repère : l’amour… Ah ! vis-à-vis de ce peuple lâche et indolent, le meilleur amour c’est encore la haine !

A peine a-t-il prononcé ce mot, qu’il recule, terrifié, devant sa propre pensée. Une détente se produit tout à coup dans son âme passionnée : et, repoussant Agnès qui, toute saisie, se presse contre lui, il se précipite dans la maison, s’agenouille devant le berceau du petit Alf et sanglote.

Mais non ! il ne peut rien oublier. La pensée de sa mère agonisant dans l’impénitence finale l’arrache à son attendrissement. Au bout d’une minute, Agnès le voit, avec effroi, se lever d’un bond et regagner son poste d’observation. « Pas de messages demande-t-il. — Non, personne n’est venu. » Il s’essuie le front. Près d’Alf aussi, il n’a trouvé qu’inquiétude.

BRAND. — Sa peau est brûlante et tendue, son pouls bat, ses tempes travaillent !… Ne t’effraie pas, Agnès !
AGNES. — Mon Dieu ! quelle pensée !…
BRAND. — Ne t’effraie pas… (Il regarde le chemin et s’écrie : ) Ah ! voici un messager !

Alors commence un effrayant marchandage. Un message arrive après l’autre. La moribonde offre la moitié, puis les neuf dixièmes de ses biens. Et Brand, le cœur saignant, mais inflexible, ne peut que répondre : « Tout ou rien ! » Puis il a une autre lutte à soutenir. Le bailli se présente pour lui conseiller, aussitôt qu’il aura fermé les yeux à sa mère et réalisé son bel héritage, d’aller