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du fils : pas de prêtre, pas de sacremens, si elle ne renonce à tout ce qui a souillé son âme ! Ce qu’il a dit, il ne le reniera pas. En vain Agnès, assise à ses pieds, sur une marche de l’escalier, essaie-t-elle de le fléchir. « N’est-ce pas ta mère, lui dit-elle, et ne devrais-tu pas aller l’assister sans attendre de message ? » Non, il ne peut le faire, il ne le fera pas. Et tandis que son cœur saigne, et qu’une sueur froide découle de son front, il se raidit et réplique : « Je ne dois pas avoir d’idoles de famille. — Tu es dur, Brand ! » murmure Agnès. Mais il lui suffit, pour toute réponse, de la regarder. Oh non ! elle connaît ce cœur et la lutte qu’il soutient contre lui-même. Elle le comprend et croit en lui. « Je t’ai prévenu que le chemin était rude, » lui dit-il tristement.

AGNES (souriant). — Tu m’as trompée. Il ne l’est pas.
BRAND. — Agnès ! cet air est âpre et froid. Il chasse les roses de tes joues. Il glace ton âme délicate. C’est une triste maison que la nôtre. Avalanches et tempêtes sévissent autour de nous.
AGNES. — Oui, mais le glacier nous protège. Les avalanches du printemps passent, sans y toucher, par-dessus le toit de notre presbytère.

Il insiste, et, à son anxiété croissante, Agnès devine quelle autre pensée le travaille. Elle leur est venue à tous deux en même temps. Oui, ils songent à leur petit Alf, à leur enfant, menacé par ce climat meurtrier. Le père et la mère se regardent et chacun d’eux voit dans les yeux de l’autre la frayeur secrète qui ne les quitte pas un instant. Puis, tout en frissonnant, ils cherchent à se rassurer. Et pour la première fois, dans le dur apôtre nous voyons l’homme apparaître, l’homme qui a besoin d’amour et de douce joie, et veut tout à coup croire en un Dieu bon, incapable de lui arracher l’humble bonheur qui lui est échu en partage.

Mais, malgré cet attendrissement d’un instant, le principe qui lui a servi de point de départ reste intact. A peine Agnès fait-elle une timide tentative pour en adoucir l’extrême rigueur, qu’aussitôt l’apôtre se redresse.

BRAND. — Ce que le monde appelle amour, je l’ignore et ne veux pas le connaître ! Je ne connais que ce divin amour qui ne mollit point et ne s’attendrit pas. Il est dur, celui-là, même pendant les affres de la mort. Sur la montagne des Oliviers, quelle fut la réponse du Dieu au Fils, qui, la sueur au front, criait et suppliait son Père d’éloigner le calice de ses lèvres ? L’a-t-il éloigné de lui, ce calice ? Non, mon enfant ! Il le lui a fait vider jusqu’à la lie.

Pourquoi donc ces cruelles épreuves ? Pour tremper notre