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On le voit, pour être plus homme, maintenant, Brand n’en reste pas moins apôtre. Aussi Agnès le contemple-t-elle toujours du même regard. Pas une parole d’amour n’a été prononcée entre eux et ne le sera jamais, comme si ce mot d’amour, trop profané et dont Brand raillera plus tard l’abus, ne, pouvait servir désormais à exprimer un sentiment qui élève au lieu d’abaisser, qui rend fort au lieu d’affaiblir. Et tel est le sentiment d’Agnès, qui, lorsque Eynar vient un moment après lui barrer le chemin et essayer de la reprendre, lui répond, le front haut, avec calme et sérénité : « Je ne quitterai point celui qui est mon frère, mon maître, et mon ami ! »

En vain Brand lui-même représente-t-il à la jeune fille la terrible rigueur de la loi qu’elle veut accepter : une vie entière à passer dans ces montagnes, à côté d’un homme aux exigences inflexibles, qui veut tout ou rien et demande, « si la vie ne suffit pas, qu’on accepte librement la mort. » Celle perspective ne fait qu’exalter Agnès. « Choisis, lui dit Brand, tu es au croisement des routes ! »

EYNAR. — Oui, choisis entre la paix et l’orage, entre la sécurité et l’inconnu, entre la joie et la peine, entre le jour et la nuit, (Mitre la vie et la mort !
AGNES. — J’irai, à travers la nuit et la mort, là-bas où je vois poindre l’aube !

Puis elle suit Brand, qui, sans l’attendre, a marché vers la rive.


III

Pour briser la dure écorce sous laquelle croupissait l’âme populaire, Brand n’a eu qu’à frapper un grand coup, qu’à opposer son courage et sa volonté à la lâcheté de la foule : aussitôt la foule l’a reconnu pour son maître. Depuis trois ans qu’il est établi au milieu des siens, la rénovation progresse. Bien des cœurs, en se soumettant à lui, sont devenus plus vaillans et plus forts. Mais sans cette soumission rien ne peut s’accomplir. Il faut qu’on accepte d’abord sa terrible règle : Tout ou rien.

Nous le retrouvons devant le presbytère, maisonnette de bois entourée d’un petit jardin. Brand, debout sur le perron, regarde anxieusement la rive, au long de laquelle court un étroit sentier. Il attend un messager de sa mère dont la dernière heure est venue. La grâce va-t-elle enfin la toucher, ou mourra-t-elle âprement attachée à son bien ? On a entendu à l’acte précédent les paroles