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toujours plus haut la responsabilité des fautes, jusqu’à ce qu’il trouve non plus un individu, mais un principe à qui il fait son procès : si bien que le coupable apparent finit presque toujours par provoquer l’espèce de pitié qui va aux malades et aux infirmes. Tel est le cas, encore, pour la vieille paysanne. A son fils, qui lui reproche l’odieux état où elle a réduit son âme, elle répond en parlant de la façon dont elle a été mariée, forcée de renoncer à l’homme qu’elle aimait, à la façon dont ses parens ont développé en elle la cupidité propre à sa race et qui est devenue sa seule passion. Elle s’y cramponne éperdument, quand Brand lui prescrit l’abandon de ses bien s’comme le seul moyen de réparer le tort qu’elle a causé aux autres et à elle-même.

LA MERE. —… Mon bien, l’enfant de mes entrailles, mon bien ! Pour toi mon corps a saigné… Pourquoi donc mon âme est-elle née dans la chair, si l’amour de la chair est la perte de l’âme ? Prêtre, ne l’éloigne pas de moi ! Je ne suis encore quelle pensée me viendra à l’heure des grandes angoisses ; mais, si je dois tout perdre de mon vivant, j’attendrai, du moins, jusqu’à la dernière heure.

Cela suffit : Brand restera. « Non, s’écrie-t-il, en la suivant des yeux, tandis qu’elle regagne son taudis, non, ton fils ne s’éloignera pas de toi ! A l’heure de la pénitence, quand tu l’enverras chercher et lui tendras ta vieille main glacée, il la prendra et la réchauffera dans la sienne. »

Dans une soudaine révélation, il aperçoit son vrai devoir : réparer le mal causé par les siens. Et, comme dans toute grande âme, l’acceptation d’une humble tâche imposée par la conscience répand dans son âme une noble sérénité. Ce devoir, dit-il à Agnès, il saura l’ennoblir, « l’élever à la hauteur d’un exploit chevaleresque. » Car il revient toujours à cette idée de chevalerie. Par momens, Brand nous apparaît comme une sorte de sublime don Quichotte. Mais c’est un don Quichotte de nos jours, qui se scrute et sourit lui-même de la folie qui tout à l’heure l’entraînait. Non, le devoir est plus simple. Il s’y vouera tout entier, avec toutes les forces de son âme. Ce n’est pas seulement sa mère, ce sont les siens, c’est son humble pays qu’il s’efforcera de sauver. L’œuvre n’en sera pas moins grande : elle aura toute la grandeur du principe qui l’animera.

BRAND. — (Se tournant vers le pays habité.) Venez à moi, hommes qui vous traînez lourdement dans cette vallée où je suis né ! Ame contre âme, dans une communion intime, nous allons tenter l’œuvre de la purification, abattre l’indécision, imposer silence au mensonge, et réveiller enfin la volonté.