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des pierres. Brand la voit, courant sur la crête rocheuse. « Où vas-tu ? » lui crie-t-il, pris de pitié. Elle court vers l’église de glace. Brand se souvient d’une ravine qu’on appelle ainsi. Elle a pour plancher une mare congelée. Une plaque de neige durcie s’étend d’ordinaire entre ses deux parois, formant une espèce de plafond. Souvent une détonation, un coup de vent, un simple cri l’ont fait crouler : « Ne va pas là ! dit Brand à l’enfant : c’est dangereux. » — « Ne va pas là : c’est trop laid ! » répond Gerd en lui montrant la vallée, et la petite église qui s’y élève.

Et, ressaisie par la peur du vautour, elle s’enfuit, tandis que Brand, pensif, la suit quelque temps des yeux.

BRAND. — Égarée est ta course, égarée est ton âme… Mais le mal peut conduire au bien ; seule la platitude n’engendre que platitude.

Puis il regarde tour à tour la montagne et le vallon et se demande qui des deux a raison : ce peuple qui se traîne vers son église, ou cette folle qui bondit vers la sienne. Quel ennemi est le plus à craindre : « la mollesse qui suit les sentiers battus, l’insouciance qui danse au bord de l’abîme, ou l’égarement sauvage, d’une telle envergure qu’il donne presque de la beauté au mal. »

Cette folie qui, sous une forme ou sous une autre, hante l’esprit des poètes, des réformateurs et des saints, folie de l’imagination, de la révolte, ou de la croix, est le terme final, situé en dehors des règles et des lois, où aboutit une volonté que rien n’arrête. Comment ne séduirait-elle pas Brand ? Pour le moment toutefois, il ne se laisse pas encore entraîner par elle, et, fort de sa volonté, pénétré de sa mission, il prend le chemin du fiord, marchant contre ce monde qu’il est appelé à terrasser. Fatalité, indolence, et folie, il combattra ces trois ennemis.

BRAND. —…. Guerre à cette triple alliance, guerre à mort, sans trêve, ni merci !…. Je terrasserai le monstre, on l’enterrera, et la race pourra respirer. Debout ! Arme-toi, mon âme ! Tire ton glaive du fourreau et marche au combat, pour délivrer tous les vassaux du ciel ! (Il descend la côte, marchant vers le pays habité.)

Ainsi se termine la grandiose exposition du drame, identique à l’exposition de l’idée, et qu’on m’excusera d’avoir reproduite presque tout entière. Le reste, la lutte elle-même, peut se diviser en quatre parties qui correspondent chacune à un acte de la pièce :

1° La lutte contre le monde ; 2° la lutte contre soi-même 3° le sacrifice ; 4° l’exaltation, la défaite, et la mort.