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dans l’éclosion printanière du monde, l’âme qui, avec l’audace d’une foi virile, a jeté une arche allant de la matière à la source de l’être. Maintenant, grâce à l’idée qu’elle se fait de Dieu, la race a partagé cet esprit en petites portions qui se débitent en détail. Mais, de cette mutilation, de ces membres épars, de ces tronçons d’âmes, il faut qu’un tout surgisse, afin que le Seigneur retrouve l’homme qu’il a fait, la plus grande de ses œuvres, Adam, son premier né, jeune et plein de vigueur.


Tout cela ne peut être compris du jeune peintre, mais il se sent troublé dans sa bienheureuse quiétude et se sépare de cet importun. Ils prendront chacun un chemin différent pour gagner le fiord. Eynar s’éloigne suivi d’Agnès. Mais la jeune fille n’est plus la même. Son élan est paralysé, sa pensée se trouble, une transformation semble s’accomplir en elle : « Le soleil s’est voilé, » dit-elle en tressaillant. « Ce n’était qu’un nuage, répond Eynar, et le voilà passé. » Elle a froid ; le sommet qui leur reste à franchir lui paraît plus haut qu’avant. « Il t’a fait peur (en criant, dit Eynar, maintenant tu ne vois plus qu’obstacles. Allons, reprenons notre danse. » Mais elle est fatiguée, et, au fond, il l’est lui-même. C’est en vain qu’il veut la distraire d’une obsession qu’il ressent comme elle. Ses paroles ne la touchent plus depuis qu’elle en a entendu d’autres, plus obscures, mais combien plus grandes !

Elle descend la côte, suivie d’Eynar, et le drame de sa vie commence.

Brand reprend son chemin, qui côtoie un mur de rochers, tandis que, de l’autre côté, au bas d’une pente escarpée, on aperçoit une étroite bande de terre, enfermée entre la montagne et le fiord. Le cœur de Brand se serre. Il reconnaît chaque hangar, chaque pli de terrain, le tertre couronné de bouleaux, la vieille église de bois brunie par les siècles, le bouquet d’aulnes au bord du ruisseau. C’est là que s’est écoulée son enfance.

Comme tout cela lui paraît petit, vieillot ! Il n’y a de grand que la montagne aride et l’ombre qu’elle projette. Brand pense à sa mère, vieille paysanne dure et avare, que nous verrons apparaître plus tard. Il pense à ce peuple qu’il aperçoit à ses pieds s’acheminant vers sa vieille église, à ces âmes molles et inertes qui n’ont rien de caché pour lui. Il se lève pour fuir « l’air de sépulcre qui monte de cet étroit vallon, » quand une nouvelle rencontre, — disons un nouveau présage, — l’arrête soudain et entraîne un instant sa pensée dans une direction mystérieuse. C’est une enfant de douze ans, une petite bohémienne folle, Gerd, qui tantôt fuit un vautour dont elle se croit poursuivie, tantôt s’arrête et lui lance