Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/140

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pieds sanglans ! Mais que faire pour un homme qui ne veut pas plus qu’il ne peut ?


Et toutes les faiblesses de cette race, « prête aux offrandes, mais avare de sa vie, » tout ce qui paralyse ses généreux mouvemens lui apparaît une fois de plus et le torture. «… Chaque homme de mon pays est comme un hibou qui aurait pour des ténèbres, un poisson qui aurait pour de l’eau. Gréé pour les profondeurs, il devrait se plonger dans les ténèbres de la vie, et c’est justement cela qui l’effraie. Il frétille anxieusement pour atteindre la grève. La nuit étoilée, qui est son jour à lui, l’angoisse. Il demande de l’air à grands cris. Il appelle un rayon de soleil.

Dans cette amère raillerie, il y a une souffrance profonde. Cet homme qui se croit né, comme tous les siens, pour les ténèbres, n’a pas, lui non plus, le cœur fermé aux joies de la vie. On le voit bien quand le brouillard se dissipe, et que le soleil du matin, éclairant tout le plateau, lui montre un nouveau spectacle. Là-haut, sur un sommet, il aperçoit une troupe joyeuse.

Un couple son détache et se dirige de son côté. Une émotion s’empare de Brand. Sa jeunesse se réveille et parle :


BRAND. — Il y a de la lumière autour d’eux. On dirait que le brouillard fuit à leur approche, que la montagne et la plaine se fleurissent de bruyère, que le ciel leur sourit, à lui et à elle. Sans doute un frère et une sœur. La main dans la main, ils courent sur la lande. La fille touche à peine le sol. Le garçon est svelte comme un roseau. Ah ! elle lui échappe, elle se jette de côté. La course devient un jeu et le rire se fait chant.


Tout en chantant, le couple est arrivé jusqu’au bord d’un abîme. Brand pousse un cri : « Halte ! il y a un précipice derrière vous ! » Ils s’arrêtent et regardent cette figure rigide, « froide comme un glaçon ». « Il faut qu’il dégèle ! » dit le jeune homme. Et tout en riant du danger, eux à qui Dieu a promis une vie joyeuse, « un siècle d’enlacement », ils racontent au prêtre leur histoire. Ils se sont rencontrés dans la montagne, lui, Eynar, le peintre, et elle, Agnès, sa radieuse fiancée. La jeunesse d’alentour les reconduit, en dansant, à travers la lande fleurie. Ils descendent vers le fiord prendre le bateau qui les mènera vers la ville, où sera célébré leur mariage.

Tout à coup, Eynar s’interrompt. Un souvenir se réveille en lui et, fixant le sombre étranger qui les écoute, il s’écrie : « Brand ! mon ancien camarade d’école ! C’est toi, je te reconnais. »

BRAND. — Je t’ai reconnu depuis longtemps.