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d’efforts, et s’adresse le plus exclusivement aux lettrés et aux philosophes.


Brand fut écrit dans un moment de crise, et de crise salutaire. A travers les douleurs, les colères et les cauchemars, on y sent la robuste nature du poète. Il a dit lui-même qu’il était malade en commençant ce drame et qu’un travail énergique lui avait rendu la santé. Ses biographes nous racontent dans quelles conditions l’œuvre fut conçue. Une de ses pièces, la Comédie de l’Amour, avait soulevé dans la société norvégienne une tempête d’indignation. On accusait le poète d’abaisser les cœurs. La guerre du Schleswig éclata, et l’on vit l’œuvre de ceux qui prétendaient les avoir élevés. Malgré toutes les déclamations, les promesses, les sermens qu’avait provoqués l’invasion du Danemark par les armées austro-allemandes, Suédois et Norvégiens assistèrent sans bouger à regorgement de leurs frères. Ibsen, plein d’amertume et de dégoût, quitta sa patrie et alla s’établira Rome. La raison de ce choix nous est indiquée par le passage suivant d’une lettre qu’il écrivait en 1870 : « Un vient d’enlever Rome à nous autres hommes, pour la donner aux politiciens. Où aller maintenant ? Rome était le seul endroit possible en Europe, le seul qui jouît de la véritable liberté, qui échappât à la tyrannie des libertés politiques. »

C’est de Rome que, l’année qui suivit son exil volontaire, il fit pleuvoir sur son pays une pluie de sentences et une grêle d’épigrammes. Comme Ibsen est né dramaturge, tout cela se fondit chez lui en un drame plein de mouvement et de vie, bien que le symbole y apparaisse partout, et que la pensée du poète pénètre l’œuvre entière et finisse par y régner eu souveraine. Les êtres l’expriment, presque toujours inconsciemment, la nature s’harmonise avec elle ; l’illusion et la conviction sont produites du même coup, et avec une telle force suggestive qu’on se demande si ce poème n’est pas l’œuvre d’un panthéiste sincère, pour qui le monde a une volonté, une pensée, une âme identique à la sienne et qu’il nous fait sentir. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre Ibsen. Il y a tant de peut-être dans son œuvre ! C’est que, fidèle à sa doctrine, il laisse toujours beaucoup de liberté aux esprits, et se contente, en général, de les aiguillonner.

Brand, nom qu’on rencontre fréquemment en Scandinavie comme en Allemagne, signifie en norvégien incendie ou brandon. L’auteur l’a choisi non seulement pour symboliser la ferveur de son héros, mais encore pour indiquer sa propre intention, qui est « de mettre le feu aux âmes », comme il s’est exprimé à plusieurs reprises. Mais y a-t-il encore des âmes