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la race, le stimuler aux heures d’affaissement, le défendre contre l’envahissement de principes étrangers qui l’étouffent ou le déforment, telle est la tâche du moraliste.

Il y a plus d’un demi-siècle, Kierkegaard écrivait : « Le nivellement n’est pas de Dieu, et tout homme de bien doit connaître des momens où il est tenté de pleurer sur cette œuvre de désolation. » Et il se console en pensant que c’est là une preuve envoyée par le ciel pour stimuler la volonté individuelle. Il y a plus. Cette égalité qui empêche les volontés de se manifester autrement que par voie d’association, et fait pulluler de petits organismes ayant chacun son intérêt particulier, mène, selon lui, à la décomposition du corps social. Quant à Ibsen, un de ses biographes nous apprend que rien ne réussit à le désopiler comme ces mots qui reparaissent invariablement dans les journaux de son pays, chaque fois qu’il s’agit d’une idée à répandre : un groupe se forma, — une commission fut élue, — on fonda une association. On dirait que personne n’ose paraître devant la masse armé de sa seule volonté, et que le premier soin de quiconque a une bonne inspiration est de s’assurer des alliés, quitte à leur faire toutes les concessions, à signer tous les compromis indispensables à cet effet ! Il y a là une sorte de lâcheté, de désolante impuissance qu’Ibsen attribue, comme l’avait fait Kierkegaard, à l’action énervante du système égalitaire, qui nous taille et nous mutile pour nous faire entrer dans le moule commun, détruisant les opinions personnelles, les mobiles individuels, dont un seul survit aux autres : l’intérêt. Comprendre, ménager, concilier les intérêts particuliers, telle est la sagesse d’aujourd’hui. Compromis entre l’Eglise et l’Etat, entre les riches et les pauvres, entre les passions et les consciences, voilà ce qu’on enseigne dans les écoles comme dans les églises. De là le misérable échec de tous les généreux entraînemens, si bien que nous sommes aussi loin, aujourd’hui, de l’esprit chrétien d’abnégation et de sacrifice que de la païenne joie de vivre qui, elle aussi, veut qu’on soit pleinement ce qu’on est.

Cet état de choses, Ibsen en fait un crime à ceux qui le créent et non à ceux qui en souffrent. On n’a pas assez remarqué que ce poète ne parle pas au peuple, mais aux hommes qui le dirigent. Sa langue même, élégante et châtiée, ne fraternise pas avec le dialecte populaire, comme le fait, par exemple, celle de Biœrnson. C’est qu’il ne prêche pas sur la montagne, mais dans la synagogue, devant les docteurs de la loi. Et le plus important de ses drames, celui où se trouve l’expression la plus juste de toutes ses idées, Brand, est aussi celui qui, pour être compris, exige le plus