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— appartiennent bien, malgré son origine mixte, à cette race norvégienne, tenace et violente, qu’un type spécial (en partie finnois, au dire de quelques anthropologistes) distingue des autres Scandinaves. Mais cette tête puissante peut s’incliner avec bonté, le bras se tendre pour une poignée de main chaude et hospitalière, la tenue austère s’assouplir tout à coup et se transformer en une attitude de bienveillance, de sympathie, de cordialité discrète et pénétrante que l’on ne saurait oublier.

Telle fut la première impression qu’il me lit. Une heure plus tard, j’en éprouvai une autre, en le voyant marcher seul dans la rue, d’un pas lent et mesuré, l’œil distrait, et si visiblement isolé de tout ce qui l’entourait que je m’effaçai et me fis scrupule de l’aborder, bien que j’eusse à l’entretenir encore d’un sujet assez important. C’était bien un homme d’un autre monde, d’une autre race, qui ne se sentait rien de commun avec la foule. Il suffisait qu’elle le coudoyât pour que le solitaire reparût en lui. En ce moment-là je voyais en Ibsen la personnification de l’individualisme Scandinave que ses œuvres prêchent et font comprendre, et que je connaissais depuis longtemps. Ayant passé quelques années en Scandinavie, j’y ai rencontré dans toutes les classes de la société des hommes et des femmes qui ont au fond de l’âme un sanctuaire fermé aux influences du dehors, où ils se retirent souvent pour se livrer à l’examen et à la critique d’eux-mêmes.

Je me souviens que, traversant pour la première fois la Suède pour me rendre à Stockholm, je remarquai, à droite et à gauche de la voie ferrée, des champs bien cultivés, de coquettes fermes peintes en rouge, dénotant l’aisance des paysans, une campagne évidemment populeuse ; mais nulle part je n’apercevais de villages. « Ils ont disparu depuis le partage des terres communales », me dit un Suédois, mon compagnon de voyage. « Dès que chacun fut maître chez soi, tous n’eurent qu’une pensée, celle de s’écarter des autres pour aller vivre et travailler, penser et prier en paix. Ce n’est pas de la misanthropie. Quand ils se rencontrent, leurs mains se serrent, leurs visages s’épanouissent : mais ils se plaisent dans l’isolement. »

Pourquoi donc Ibsen et, avant lui, le philosophe danois Kierkegaard, dont l’influence s’est étendue, directement ou indirectement, sur toute la littérature Scandinave, n’ont-ils pas prêché à leurs compatriotes la fraternité et l’union, au lieu de combattre, comme ils l’ont fait, avec une farouche énergie, pour l’indépendance de l’âme et de la volonté ? C’est qu’on n’enseigne aux peuples que les vertus qu’ils possèdent en germe. Développer l’esprit de