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UN DRAME DE HENRIK IBSEN
BRAND, DRAME PHILOSOPHIQUE

Il y a trois ans, en passant par Munich, j’allai sonnera la porte de Henrik Ibsen, ce poète qu’amis et ennemis, panégyristes et persifleurs, l’art et la caricature, et même quelques-unes de ses propres œuvres, m’avaient représenté comme étranger à notre vie sociale, hérissé contre le monde, le regardant d’un œil d’inquisiteur plutôt que d’analyste. A vrai dire, cet ensemble de témoignages ne m’avait pas tout à fait convaincu. C’est que dans ses drames, d’une allure à la fois batailleuse et réfléchie, j’avais vu la satire non seulement mitigée par des mouvemens de pitié, mais presque toujours et comme involontairement mêlée de sensibilité, de cette sensibilité en quelque sorte nostalgique qui est l’apanage et le charme des natures méditatives. Sa langue, d’ailleurs, d’une originalité sobre, personnelle sans être excentrique, et douée, dans la prose comme dans le vers, d’une grande puissance rythmique, trahit un artiste délicat, donc un être sensitif. J’aurais été fort étonné de n’en découvrir aucune trace dans la personne même de ce poète qui tourmente aujourd’hui tant d’imaginations et quelques consciences.

Cette surprise, Dieu merci, ne m’était pas réservée. Ibsen est réellement l’homme de ses œuvres. Oui, il a un corps trapu de lutteur que l’âge et les infirmités n’ont point affaissé. La blanche crinière du poète, son masque hyperboréen, — front large, pommettes saillantes, lèvres minces faisant ressortir l’acuité du regard,