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d’une main et un pinceau de l’autre, le peintre de l’Evangile passa de longues heures délicieuses à reproduire le Bouc émissaire. On était à l’époque de la guerre franco-russe : « Tandis que les hauteurs de la Crimée, dit Ruskin, étaient blanches de tentes de guerre et que la plus cruelle passion des nations européennes brûlait en hautes flammes funéraires sur leurs morts innombrables, une paisible tente anglaise était plantée sur les bonis d’une mer sans voiles, et toute l’énergie d’un cœur anglais se consumait à peindre un malheureux bouc, expirant sur une plage de sel. La campagne environnante est stagnante et pestilentielle, empoisonnée par les plantes pourries que le Jourdain roule dans ses flots. Les ossemens des bêtes qui sont mortes sur le rivage gisent comme des épaves, décharnés par les vautours et blanchis par le limon salé. C’est là que le jeune peintre anglais pose son chevalet et poursuit son œuvre, avec patience, pendant de longs mois de solitude, peignant, pierre à pierre, les montagnes empourprées de Moab et, grain à grain, les pâles cendres de Gomorrhe. »

La patience est un des traits de Hunt. Son Triomphe des Innocens ne lui coûta pas moins de dix années de travail, constamment interrompues par des accidens, la perte de ses bagages, la maladie. Il ne fallut, rien moins que son idée d’apostolat pour le soutenir dans de si longues épreuves. Quand on raconte toutes ses tribulations, il semble qu’on dise une de ces légendes du moyen âge, où le diable, peint sur une fresque, pour se venger d’un fra qui lui octroie de trop vilaines couleurs, s’avise de le pousser hors de l’échafaudage : le saint homme va périr si la Vierge, aussi peinte sur le mur, ne lui tendait la main… Holman Hunt finit par croire que c’était en effet le diable qui luttait ainsi contre lui. Dans une lettre datée de Warwick Gardens Kensington, 5 janvier 1880, il raconte comment cette lutte se termina. « J’étais le jour de Noël à travailler dans mon atelier, parce que j’avais imaginé un plan nouveau pour remédier à mon canevas de toile tressée. Quand j’arrivai, il faisait si noir qu’il me fut impossible de rien faire, sinon avec une bougie que je tenais dans ma main avec ma palette. Je travaillai ainsi à partir de onze heures, et, tout en besognant, je remarquai la tranquillité inaccoutumée de toute la maison et je l’expliquai par ce fait que tous les artistes étaient avec leurs familles et leurs amis. Je me trouvais seul ici, dans ce groupe d’ateliers, amené par cette lutte terrible et hasardeuse avec le démon qui, une année auparavant, m’avait conduit aux portes de la mort et je puis dire au-delà, pendant mon délire. Durant bien des jours et bien des nuits, jusqu’après minuit, dans mon grand atelier de Jérusalem, je m’étais tenu ainsi avec