Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/115

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans tous les idiomes du monde, ces soirs-là, est encore le mot de la Vita nuova : Ecce Deus

Watts a senti tout ce qu’il y avait là de ressources, de vie, pour ses créations abstraites. Il a compris que tous les inconnus n’étaient pas « fermés », comme le prétend un vers célèbre de Mme Ackermann, et que, dans ces deux-là au moins, il pouvait encore « loger ses fantômes ». Tant qu’on aimera, la poésie, même sous sa forme abstraite, vivra ; tant qu’on mourra, la religion ne mourra pas. Voulant rajeunir les mythes, il a choisi les deux plus grands, les deux plus attirans, ceux que la science n’explique pas et ne diminue pas dans l’esprit des hommes : l’amour et la mort. Mais ce choix n’eût pas suffi, si le maître symboliste n’avait apporté dans leur figuration, à défaut de grandes qualités esthétiques, un sentiment profond et nouveau, et si sur ces sujets où tout a été peint et où tout a été dit, il n’avait pas fait penser et paraître encore quelque chose.

Quelle est donc son idée de l’amour ? Regardons sa toile fameuse de South Kensington : l’Amour et la Vie. — Sur l’arête d’un rocher, en silhouette sur le ciel, se détache une figure de jeune homme, largement ailé, qui est l’Amour, gravissant la rude pente qu’on ne monte jamais deux fois. Il se retourne et soutient pour l’entraîner plus haut une jeune fille plaintive, lasse et résignée, qui est la Vie. Elle ploie légèrement sous la fatigue et met ses deux petites mains dans les mains de son guide viril. Ses yeux se lèvent vers lui avec une expression de tendresse et presque de reproche. Sa bouche entrouverte semble faite pour murmurer les vers de Pétrarque :


Amor che vedi ogni pensiero aperto…[1].


Cet amour qui relève, qui console, qui soutient, qui éclaire la vie, ce n’est pas seulement l’Eros fatal et malicieux dont M. Paul Bourget décrit la psychologie, M. Ohnet les aventures, et M. Zola les crimes. Ce n’est pas, entendons-le bien, le fils de Vénus qu’Anacréon mène par la main à Théocrite et que Théocrite conduit à Ovide, qu’Ovide présente à Jean de Meung et Jean de Meung au Tasse, parmi les sentiers odoriférans d’Armide,

  1. « Amour qui sais toutes mes pensées et qui vois bien le rude chemin par lequel tu me mènes, jette un peu la vue sur moi et regarde, de grâce, ce qui se passe dans le fond de mon cœur, qui est ouvert à toi seul et caché à tous les autres.
    « Tu sais bien ce que j’ai déjà souffert pour te suivre, et cependant tu ne me donnes aucune relâche et m’entraînes toujours de précipice en précipice : tu ne t’aperçois pas que je suis déjà las et que le chemin est trop rude pour moi.
    « Je vois briller au loin cette douce lumière à laquelle tu veux me conduire, mais je n’ai point d’ailes pour te suivre. »