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rien plus inévitable que ces personnages conventionnels. — La science et la critique modernes ont mis en fuite bien des physionomies allégoriques et tari bien des sources de poésies. Jupiter porte-foudre est ridicule, depuis qu’il évoque la figure de M. Edison, au milieu de ses piles électriques, mille fois plus puissant. Iris, la messagère des dieux, traverse l’Atlantique moins vite que la cote de la Bourse de New-York. Le Temps, avec ses ailes qui balaient le sol et son sablier en sautoir, ne figure plus utilement que dans les rébus ; et les chimistes, en transformant l’agriculture, ont mis un alambic à la place d’une corne d’abondance, dans la main de Cérès. Toutes ces idées évoquent en nous des images trop connues et trop vulgaires pour qu’on puisse à nouveau leur donner la personnalité d’une déesse ou d’un dieu. Mais deux mythes ont gardé sur nous toute leur fascination et toute leur puissance : l’Amour et la Mort. — La Mort est ce qui donne sa valeur poétique à la vie, comme la Nuit est ce qui donne son sens poétique au jour. C’est en sortant du néant, ou en se rapprochant de l’inconnu, que ce qui vit excite le rêve : c’est au crépuscule que les objets qui ne vivent pas semblent vivre, révèlent leurs formes les plus saisissantes et parlent leur langage le plus secret. Les actes les plus ordinaires de la vie, lorsqu’ils en précèdent la fin, reçoivent de la considération de la mort comme un grossissement, une déformation qui les grandit et les idéalise. Chacun de nous, alors, a son heure de rayonnement. Il n’est d’herbe si commune qui ne répande un parfum quand on la fauche. La mort est donc, dans notre société raisonneuse qui explique tout, la suprême ressource de la poésie, parce qu’elle seule reste inexpliquée, et qu’elle laisse encore quelque chose de très neuf après soi. — De l’Amour, on peut dire la même chose. Son approche donne aux existences les plus monotones et les plus futilement banales une teinte de poésie qu’on ne leur soupçonnait pas, et sa fuite leur laisse un reflet qui les colore jusque dans la vieillesse. Pour bien des esprits réfractaires à toute idée d’au-delà, l’heure où ils ont aimé est la seule heure où ils aient senti la sympathie des choses, le vide de l’égoïsme, la fuite de la jeunesse, la seule heure en un mot où ils aient pensé. C’est aussi, avec la Mort, la plus mystérieuse des puissances qui dominent l’homme, A celui-ci, l’Amour apparaît bien toujours comme un dieu. Il ne se figurerait pas autrement la soudaineté de ses inspirations, ni l’inflexibilité de sa puissance. La foule polyglotte qui va, par les beaux soirs d’été, au penchant d’un coteau de Bavière, regarder Yseult boire le philtre de Brangaine, croit à ce Dieu autant que les foules grecques qui célébraient sa fête, et le mot qui vient sur toutes les bouches,