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d’individus remarquablement doués au point de vue de la volonté et de l’intelligence, mais qui sont sensibles à l’attrait des récompenses matérielles ; or, la plus certaine de ces récompenses, pour les nombreux esprits qui ne sont pas uniquement voués à l’idéal, c’est encore la richesse, et la richesse, pour beaucoup d’hommes, perdrait de sa valeur, si on les privait du luxe qu’elle peut comporter. Sans doute, parmi les inventeurs, parmi les grands entrepreneurs et les chefs d’usine, il est des hommes d’une nature réellement élevée, que la simple perspective des services qu’ils rendent à l’humanité et de la gloire ou de l’honneur qui en rejaillira sur leur nom suffit à soutenir dans leur incessant et pénible travail de recherches. Mais il est d’autres hommes énergiques, capables et ardens, utiles au progrès économique, qui sont guidés par un idéal moins noble et qui, soit eux-mêmes, soit leur entourage, sont plus sensibles à l’attrait du luxe qu’aux pures jouissances de l’esprit ou aux satisfactions d’un amour-propre élevé. Il importe, cependant, à l’ensemble de l’humanité, que ces hommes donnent en efforts tout ce qu’ils peuvent donner : il leur est loisible de se procurer les plaisirs du luxe, sans extravagance odieuse ; on en sera quitte pour leur appliquer le mot de saint Augustin : Receperunt mercedem suam, vani vanam.

Le goût du luxe est souvent frivole en lui-même ; la morale ascétique doit en condamner les excès, mais on ne peut nier qu’il ne serve parfois d’utile aiguillon à une partie notable de la faible humanité.

Il peut paraître inutile que les femmes portent des robes de soie, des fourrures rares, des rivières de diamans et des colliers de perles ; que, pour des courses peu longues et sans but, elles se fassent transporter dans d’élégantes voitures. Mais c’est parfois pour procurer à leur femme ou à leurs filles ces biens et à eux-mêmes le lustre qui en résulte, que certains hommes auront peiné, inventé, affronté des risques, créé des industries utiles au monde entier, tandis que ces mêmes hommes se seraient détachés plus tôt du harnais si on avait voulu les réduire au simple confortable.

On objecte à cette remarque : « Mais si ces hommes n’ont gagné ces millions que pour les consacrer à un tel usage, à quoi sert-il qu’ils les aient gagnés ? » L’insuffisance de l’objection et le vice du raisonnement sont manifestes. Outre que ce n’est pas tous ses millions, mais seulement une fraction secondaire que l’homme industrieux, mais vain, consacre à acheter des dentelles ou des perles à sa femme, on oublie, dans ce raisonnement, qu’un industriel, un commerçant entreprenant et habile, ne sont pas