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transactions habituelles. Ils nous recevaient en amis, presque en bienfaiteurs. Personne parmi eux ne voulait avoir fait partie de l’émeute ; c’était à qui nous prêterait son concours pour remettre les pavés en place. Une seule fois, une fille du peuple à laquelle nous demandions de nous aider nous répondit gaîment : « Ma foi non, messieurs, je ne toucherai pas à cette barricade : j’ai eu trop de mal à la faire. » La boutade nous parut plaisante, et nous en rîmes de bon cœur.

Singulière ironie des choses ! quelques heures auparavant, cette faubourienne aurait tranquillement assassiné nos soldats par une embrasure de barricade ou par un soupirail de cave. Nos soldats, de leur côté, l’auraient passée par les armes si elle était tombée entre leurs mains. Le vent avait tourné. Les ennemis de tout à l’heure ne demandaient qu’à fraterniser. Ils se rappelaient enfin qu’ils étaient de la même patrie, d’une race aimable et généreuse entre toutes. C’était le vrai Paris qui reparaissait dans sa grâce un instant voilée. Jusqu’à la barrière du Trône nous ne trouvâmes que des mains tendues et des visages sourians.

Au fond du faubourg nous eûmes la bonne fortune de retrouver vivans les deux représentais du peuple que nous cherchions. Faits prisonniers par les insurgés, M. Galy-Cazalat et son collègue, dont le nom m’échappe, avaient passé des heures cruelles. On leur avait annoncé plusieurs fois qu’ils seraient exécutés ; on les avait même conduits devant le peloton d’exécution. Ils vivaient cependant, sauvés au dernier moment par un vague sentiment de pitié, par la crainte des responsabilités et des représailles. Ils se louaient des habitans du quartier. Ceux-ci avaient été en général humains pour eux. Ils n’avaient eu à se plaindre que des professionnels de l’émeute, venus on ne sait d’où, écume des grandes villes, sectaires des clubs ou des sociétés secrètes, empoisonnés par une prédication homicide.

Quand j’eus reconduit à son domicile l’excellent M. Galy-Cazalat, celui-ci me pria de remercier l’Ecole normale tout entière au nom des représentais de la nation : « Dites à vos camarades, me dit-il, que leur uniforme est le premier et le dernier qui ait été vu au feu. Nous ne l’oublierons pas. »

Ainsi finit notre rôle militaire. Nous gardions l’uniforme, mais dans la vie habituelle nous avions repris la plume au lieu de l’épée. Il fallut tout le tact de nos maîtres pour nous replacer peu à peu dans le courant des études littéraires ou scientifiques si longtemps abandonnées. Il y avait surtout deux années pour lesquelles la reprise du travail était indispensable, la première à cause de la licence, la troisième à cause de l’agrégation. Dans ces deux