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que l’Extrême-Orient sorte de sa torpeur millénaire : cependant ce jour viendra, et alors l’équilibre du monde sera sensiblement modifié. Lorsqu’on songe à la quantité d’bommes que contient l’Asie centrale, il est permis d’être préoccupé des problèmes que l’avenir verra se poser. Les qualités qu’on demande aux armées modernes consistent presque uniquement dans le nombre des soldats et dans leur impassibilité devant les fatigues, les privations et la mort. Que l’on compare à ce point de vue l’Europe à l’Asie : de quel côté la balance devra-t-elle finalement pencher ?

Mais la génération actuelle n’a rien à voir avec ces dangers, et ce n’est pas encore de ceux-là que les intérêts se sont montrés préoccupés. L’inquiétude a été assez grande en Angleterre pour provoquer la réunion d’un Conseil des ministres en pleines vacances. On a fait revenir à la hâte les ministres, dispersés un peu partout, quelques-uns même sur le continent. Le fait était si anormal que l’opinion publique en a été sérieusement troublée, et tout d’abord, elle a pris le change : elle a cru qu’il s’agissait d’un conflit imminent avec la France, probablement à cause des affaires de Madagascar. Les fonds publics s’en sont ressentis sur les principaux marchés du monde. Heureusement, on s’est vite remis d’une alarme si chaude. Le gouvernement anglais a fait dire partout que le but de sa réunion était de rechercher les meilleurs moyens de protéger ses nationaux, et un certain nombre de navires ont été effectivement dirigés sur l’Extrême-Orient. Nous avons nous-mêmes suivi cet exemple, et notre gouvernement a envoyé quatre navires dans les mers et dans les fleuves de Chine. On sait qu’en outre des concessions qu’elles ont obtenues sur un certain nombre de points, les grandes nations européennes se sont fait ouvrir par traité plusieurs ports chinois : elles y ont les unes et les autres des nationaux dont la sécurité pourrait être compromise. Sans parler des obligations de prévoyance qui en résultent pour toutes, la France en a d’autres encore qui lui viennent de son protectorat sur les missions catholiques, et ces missions sont le plus souvent sur les grands fleures à l’intérieur des terres. Nous avions donc, nous aussi, des intérêts à garantir. Mais comme nos ministres se réunissent fréquemment pendant les vacances, et qu’au surplus les mesures à prendre n’ont pas besoin d’une autorisation spéciale, tant elles sont naturelles, nous n’avons pas eu besoin de la même mise en scène que le gouvernement anglais. Celui-ci, une fois réuni, s’est-il occupé seulement de la sécurité de ses nationaux ? N’a-t-il pas envisagé d’autres questions ? N’a-t-il pas arrêté ses idées sur ce qu’il pourrait être amené à faire dans telle ou telle hypothèse ? C’est son secret, et rien n’a transpiré de ses délibérations.

Mais l’émotion nerveuse qui s’est emparée des esprits presque partout en même temps, à la nouvelle de la convocation des ministres anglais, est un fait qui a sa gravité. Il montre que la situation ne paraît