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On s’est demandé quelles conséquences les succès foudroyans des Japonais ne manqueraient pas d’avoir sur l’Asie, et plus tard sur l’Europe. Si la Chine avait été victorieuse, ces questions ne se seraient pas posées, ce qui, à certains égards, aurait peut-être mieux valu. Sa victoire aurait été, en effet, celle de la plus antique routine dont aucun pays ait encore donné l’exemple, et lorsque la routine est victorieuse, elle se trouve justifiée et n’a plus qu’à persévérer. On en aurait conclu que les peuples asiatiques ne sont pas faits pour la civilisation européenne, qu’ils ont tort de vouloir s’y adapter, et qu’ils n’aboutissent qu’à des contrefaçons impuissantes. On se serait un peu moqué des Japonais, et le désespoir les aurait peut-être ramenés à leurs anciennes mœurs. Mais les choses ont tourné autrement : elles ont donné raison aux Japonais, et on ne peut pas dire aujourd’hui que ces races lointaines soient inaptes à s’assimiler notre civilisation. La tendance serait plutôt à exagérer en sens inverse, et parce que les Japonais ont fait preuve d’intelligence et d’activité dans l’imitation de nos procédés, on est prêt à croire qu’ils seront prochainement nos égaux, si même ils ne le sont pas déjà. C’est aller un peu vite à des conclusions qui seront peut-être réalisées dans des siècles futurs, mais qui ne le sont pas encore. L’armée et la flotte japonaises n’ont eu en face d’elles que l’armée et la flotte chinoises, c’est-à-dire des valeurs militaires extrêmement faibles : elles n’ont pas eu beaucoup de peine à établir leur supériorité, mais cela ne veut pas dire qu’elles soient à même de tenir devant une armée et une flotte européennes. L’importance des victoires japonaises n’est pas là où on la place. Elle est surtout dans la secousse que leur contre-coup produira sur tout l’Orient endormi. La Chine, battue comme elle l’est, et comme elle le sera probablement encore, ne manquera pas de faire des réflexions sur les causes de sa défaite : elle voudra soit la réparer, soit se mettre pour l’avenir à l’abri d’accidens nouveaux. La Chine peut être plus ou moins entamée par le Japon, mais elle ne risque à aucun degré d’être détruite : son immensité la sauvera longtemps des conséquences que pourraient produire ailleurs des désastres analogues. Ce qu’a fait le Japon, elle cherchera à le faire à son tour. Elle s’ouvrira à la civilisation occidentale, après y être restée si longtemps fermée. Des hommes d’un esprit supérieur et d’un grand caractère, comme Li-Hong-Tchang, avaient essayé de la faire entrer dans cette voie : ils n’avaient pas pu l’y pousser bien loin, et ils laisseront, avec une œuvre incomplète, le souvenir de précurseurs incompris. Pendant plusieurs années la Chine achètera à l’Europe des fusils, des canons, des vaisseaux ; elle construira des chemins de fer ; elle fera venir des instructeurs et des ingénieurs étrangers ; elle contractera des emprunts. Ce sera pour l’Europe une période fructueuse ; mais celle qui viendra ensuite le sera peut-être moins. Il faudra longtemps sans doute, plus longtemps qu’on ne saurait le dire, pour