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tranquille. Il pressa le pas pour aller reconnaître les cadavres et souleva avec anxiété le manteau militaire que nous avions jeté sur le visage défiguré du capitaine de Mangin. La fausse nouvelle n’en courut pas moins jusqu’à l’Ecole normale, où l’on me crut perdu. Si la presse avait eu alors le retentissement qu’elle a aujourd’hui, les crieurs de journaux auraient annoncé ma mort en l’accompagnant d’horribles détails pour faire monter la vente.

Lorsque je rentrai vers le soir, harassé de fatigue et d’émotion, pouvant à peine me tenir debout, mais vivant, quel accueil chez mes camarades, chez nos excellens directeurs ! M. Dubois, camarade d’école et ami de mon père, nature généreuse et sensible avec des dehors un peu âpres, me serrait dans ses bras, les yeux pleins de larmes, et ne cessait de me dire : « Mon enfant, mon cher enfant, que j’ai eu peur ! » M. Vacherot, notre directeur des études, si paternel pour nous, n’était pas moins ému.

Après trois jours de combats sans trêve, c’eût été bon de se reposer, de respirer un peu auprès de ces cœurs amis, mais je ne le pouvais pas. J’avais promis au colonel Thomas de ne pas l’abandonner dans cette soirée funèbre. Tout en faisant garder et en gardant nous-mêmes les corps des victimes, nous voulions fouiller tout le quartier, pousser nos reconnaissances jusqu’à la Seine, et arriver dès le matin au rendez-vous de la place de la Bastille après avoir nettoyé et balayé sur la rive gauche les derniers vestiges de l’insurrection.

L’opération fut si bien et si vigoureusement conduite qu’au point du jour, à pied, uniquement escorté de mon ordonnance, je pus suivre dans toute son étendue la rue Mouffetard, gagner les ponts et atteindre la rue Saint-Antoine. J’y arrivai pour le suprême effort. Des pièces d’artillerie faisant face au faubourg le couvraient de projectiles tandis que toutes les maisons qui avaient accès sur la place de la Bastille du côté de la rue Saint-Antoine étaient garnies de tirailleurs. La dernière de ces maisons, à gauche de la place, touchait aux grands boulevards. Un bataillon de mobiles s’y maintenait depuis la veille au prix des plus grands sacrifices. Son commandant, tous ses capitaines, étaient hors de combat. On me donna l’ordre d’en prendre le commandement.

C’était le point le plus rapproché du faubourg, par conséquent-le plus exposé. Heureusement nos hommes, déjà familiarisés avec la guerre de rues, avaient pris à tous les étages leurs dispositions de combat. Au rez-de-chaussée et à l’entresol, occupés par un café, les billards, dressés devant les fenêtres, servaient d’écrans pour arrêter les projectiles ; aux étages supérieurs, les fauteuils, les canapés, les matelas remplissaient le même office. Abrités