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de leurs vertus feintes ? quels intérêts les ont déterminés, et comment leurs passions ont-elles été cause de beaucoup de maux ? Ce sont autant de points d’interrogation que Froissart ne se pose pas. Inhabile à analyser le caractère des hommes, il est aussi mal instruit du caractère des peuples. On lui a fait honneur en ce sens de quelques lignes qu’il a rajoutées dans la dernière rédaction de son premier livre touchant le caractère du peuple anglais : elles ne lui ont été dictées que par l’horreur que lui inspirait le meurtre de Richard II. Elles sont sans valeur et sans portée générale. C’est de même qu’il est sévère pour les Allemands parce qu’ils ne se conforment pas à l’idéal de convention de la chevalerie. C’est par leurs institutions que se traduit le caractère des peuples ; ce sont elles qui contiennent les germes de la grandeur ou de la décadence des nations. A lire Froissart, on serait tenté de croire que l’Europe du moyen âge obéissait tout entière aux mêmes lois et qu’elle n’était qu’un vaste champ clos où retentissait la voix des hérauts d’armes pour décerner le prix aux « mieux faisans. » Autour de Froissart tout se transformait, le mode des arméniens comme les rapports des classes, les maximes de la politique comme celles de la morale, les conditions de la fortune et l’idéal de la vie. Il n’a rien vu ; nul signe ne l’a averti que l’édifice où s’abritait son optimisme menaçait ruine. — Expliquer et comprendre, cela mène à juger. Tel est le dernier terme de toutes les démarches de l’esprit humain et sans lequel le reste n’est rien. L’histoire elle-même ne serait qu’une pâture donnée à la plus vaine curiosité, si ses renseignemens n’étaient des enseignemens et s’il ne s’en dégageait de grandes leçons. Froissart n’a ni conception politique, ni doctrine morale. Il n’a rien à nous dire, ni sur la fortune des États, ni sur la destinée des hommes. Il n’a vu que le matériel des faits. Il nous a donné l’histoire, mais dépourvue de tout ce qui en fait la saveur : l’histoire sans la critique, sans la psychologie, sans la philosophie.

Le travail que nous avons fait sur Froissart, nous aurions pu le faire à propos d’un autre historien auquel on l’a souvent comparé et qui, à vrai dire, lui est très supérieur : c’est Hérodote, tout plein des souvenirs d’Homère, comme Froissart est dominé par ceux de la Chanson de geste[1]. A Rome on sait comment l’histoire d’un Tite-Live est encore tout encombrée de légendes et ce qu’il restait à faire après lui à Tacite où à Polybe. Les littératures étrangères nous offriraient des exemples analogues. Apparemment c’est qu’à des dates différentes et sous des latitudes diverses l’esprit humain passe par les mêmes étapes et refait le même chemin. Il est d’abord dupe de lui-même, captif de tous ses rêves et n’aperçoit que des merveilles dans le château enchanté où il s’est enfermé et dont il est le magicien. Peu à peu tombent les murs de sa

  1. Consulter le remarquable travail de M. Amédée Hauvette-Besnault, Hérodote historien des guerres médiques, 1 vol. in-8o ; Hachette.