Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 125.djvu/934

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

traire celle part où la noise et li hustins estoit[1]. » Ce ne sont pas seulement les mouvemens des troupes que Froissart nous l’ait suivre, mais il évoque et ressuscite l’animation elle-même du champ de, bataille. Appliqués au récit de grandes journées telles que Crécy ou Poitiers ces procédés aboutissent à des chefs-d’œuvre de narration militaire. Rien n’y manque, ni l’aspect extérieur, ni l’âme du combat. On s’est demandé comment il se faisait que maître Jean, curé paisible, eût traduit comme personne l’enthousiasme de la guerre et l’ivresse de la mêlée. Cela tient d’abord à la méthode de l’historien, qui se borne à transcrire les récits qu’il a recueillis par la tradition orale et qu’il tient la plupart du temps des acteurs eux-mêmes. C’est ensuite et surtout que Froissart s’est mis à l’unisson des sentimens de ceux pour qui il écrit. Écrivain impersonnel, accessible à toutes les influences et façonné exactement par le milieu, il s’est fait une âme à la ressemblance de celle des seigneurs à qui il s’adresse. Ce qui rend ses récits animés et vivans, c’est qu’on y sent passer le frémissement qu’ils devaient soulever dans un auditoire chevaleresque.

Le courage militaire est toute la religion du XIVe siècle. Comme on l’a fait justement remarquer, c’est le seul principe actif de ce culte de « l’honneur » qui peu à peu s’est vidé du sentiment religieux et de la courtoisie. Aux personnages qu’il met en scène Froissart ne demande rien sinon de faire preuve de bravoure. Peu importe que cette bravoure soit inutile et folle, comme celle de ce roi de Bohème, Jean l’Aveugle, qui à Crécy se fait conduire au plus fort de la mêlée pour y mourir après avoir frappé de grands coups au hasard. Peu importe qu’on soit vainqueur ou vaincu : Jean le Bon peut se consoler de sa défaite, et dans le désastre général, il a droit de se réjouir, ayant conquis pour lui-même le haut nom de prouesse et « passé tous les mieux faisans de son côté. » La bravoure se concilie très bien avec la cruauté : Gaston Phébus peut être le meurtrier de son fils et avoir fait périr dans des supplices raffinés les compagnons innocens du jeune homme, il n’en est pas moins pour cela un prince « si très parfait qu’on ne le pourroit trop louer. » Le métier d’homme d’armes ainsi entendu a de fortes analogies avec celui de routier et de brigand. Aussi est-ce un sentiment tout voisin de la sympathie qu’éprouve l’historien pour ces « povres brigands » qui gagnant leur vie à « escheler » les châteaux, dérober et piller, sont parfois si mal récompensés de toute une existence de labeur et finissent leurs jours dans les prisons ou sur l’échafaud. On se souvient en quels termes d’une éloquence attendrie Aymerigot Marcel regrette les beaux jours d’autrefois : « Il n’est tems, esbatemens, or,

  1. Froissart, II, 13.