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représentans du pays. Nous sortîmes en bon ordre, ayant à notre tête le directeur, qui s’était coiffé d’une casquette et portait sur sa redingote une épée prise à l’un de nous. Arrivés à la rue Soufflot, alors en construction, nous nous trouvâmes en face d’une barricade que venaient d’improviser avec des moellons quelques habitans du quartier. Notre situation pouvait devenir critique. En même temps que nous voyions devant nous se dresser des insurgés, derrière nous se massait sur la place du Panthéon un bataillon de gardes nationaux singulièrement suspects. La plupart d’entre eux chargeaient leurs armes avec affectation et nous regardaient déjà d’un air menaçant. Le temps du prestige de la jeunesse des écoles était passé pour ne plus reparaître, la haine des classes commençait. En juillet 1830 et en février 1848, les fils de bourgeois conduisaient les ouvriers : cette fois les ouvriers se retournaient contre les fils de bourgeois.

Nous fûmes tirés de ce pas difficile par l’intervention de M. Pinel-Grandchamp, maire du Ve arrondissement. Il monta sur la barricade et nous adressa une harangue équivoque. Il nous sembla qu’il ménageait tout le monde, peut-être un peu plus les insurgés, à côté desquels il était, que l’Assemblée nationale, dont il était loin. Plus tard on lui fit payer cher son rôle dans l’insurrection. Il fut jugé et condamné. J’ignore ce qu’il avait fait pour cela. Mais nous fûmes convaincus, au moment même où il nous parlait, qu’il avait surtout voulu nous sauver en nous empêchant d’être pris entre deux feux.

Grâce à lui, la barricade s’ouvrit devant nous, et nous pûmes arriver sans encombre au siège de l’Assemblée. Là notre arrivée fut égayée par un incident comique qui contrastait avec la gravité des événemens. On prenait des précautions pour ne laisser entrer dans l’intérieur du palais aucune personne suspecte ; une police rigoureuse s’exerçait aux portes. Le costume à demi guerrier de notre directeur et surtout sa casquette inspiraient des inquiétudes ; on lui refusait l’entrée : nous fûmes obligés d’intervenir pour lui épargner cette humiliation.

L’Assemblée, qui dans un premier moment de surprise croyait avoir besoin de nous pour se garder, se rassura bientôt. Bien loin d’être menacée de subir la guerre, elle se portait résolument sur tous les points de Paris où éclatait l’insurrection. On n’admirera jamais assez l’énergie que déployèrent dans cette circonstance les représentais du peuple. Revêtus de leurs insignes, en tête des gardes mobiles, ils marchaient sur les barricades pour défendre au péril de leur vie la loi, l’intégrité de la représentation nationale, les volontés du suffrage universel violées par l’insurrection