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des femmes de couleur ; les chambres à coucher, les petits salons sont aussi joliment meublés que le comporterait la vie de famille la plus élégante, la fantaisie individuelle se donnant carrière là comme ailleurs. (J’ai vu dans un collège, qui n’était pas Bryn Mawr, les drapeaux de tous les peuples décorer une de ces chambres, où le fit est adroitement dissimulé.) Partout de petites tables à thé autour desquelles s’éparpillent des rocking-chairs enrubannés, garnis de coussins, partout des tentures d’étoffes à fleurs ou à ramages, des portières de peluche. Le salon de réception n’a certes rien de commun avec les tristes parloirs d’Europe : on y danse, on y cause, on y donne de petites fêtes à jours déterminés.

— Les visites ne sont permises que jusqu’à dix heures du soir, me dit mon guide.

— Visites de femmes, bien entendu ?

— Mais non : visites de parens et d’amis des deux sexes.

— Comment ?… Sans surveillance ?…

Miss Thomas, que divertissaient beaucoup mes questions saugrenues, mes ébahissemens de Huron, me montra qu’en face du grand salon, de l’autre côté du corridor, se trouvait le boudoir particulier de la dame préposée au gouvernement du pavillon. Ni l’une ni l’autre des deux pièces n’avait de porte : rien que des baies ouvertes, des portières flottantes. Il en est ainsi pour les appartenions de réception de presque toutes les maisons américaines, l’usage général des calorifères s’y prêtant. Le flirt, en tout cas, ne s’entoure pas de mystère.

— Très peu de règles formelles existent à Bryn Mawr, me dit miss Thomas. — Les étudiantes vont à Philadelphie sans être obligées de l’en avertir autrement que par déférence ; elles n’abusent pas de la permission, ayant intérêt à ne point manquer les cours, puisqu’elles sont au collège pour travailler.

— La France aura-t-elle jamais l’équivalent d’un Harvard-Annex ou d’un Bryn Mawr ? — Je me pose cette interrogation tandis que le train du soir me ramène vers Philadelphie. Et j’ai le sentiment que nous sommes terriblement en retard. Mais la crainte me prend aussitôt qu’une fois partis, nous n’allions un peu trop vite sur des chemins qui, tracés à l’instar des chemins étrangers, sans souci des obstacles de chez nous, ne sont pas ceux qui conviennent à notre tempérament et à nos forces.

Mon ambition ne va pas par exemple jusqu’à souhaiter que nous ayons un Wellesley avec 700 étudiantes. Ce collège me paraît décidément trop nombreux ; il m’a fait sentir d’une façon saisissante le péril qui menace les États-Unis : trop de culture à tous les rangs de la société, la culture ainsi étendue ne pouvant