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l’étonnement, c’est qu’ils eurent l’art de cacher leur déplaisir. Quoi de plus blessant en effet, pour des hommes d’Etat pourvus d’un grand emploi qu’ils prenaient au sérieux, que de se voir associés, malgré eux, à une affaire d’une telle taille, contraire à tous leurs sentimens habituels, choquant tous leurs préjugés, et d’apprendre qu’elle était engagée si avant qu’on n’avait presque plus la liberté de reculer ! Rouillé, en particulier, — dont on avait changé sans lui en dire mot, et en quelque sorte derrière son dos, toute la direction de la politique qu’il était censé conduire, — devait sentir que son rôle prêtait à rire. Personne, il est vrai, n’osa murmurer, Bernis ayant pris la précaution de ne faire aucune démarche sans faire constater par écrit, et sur pièces, l’assentiment du roi ; on ne pouvait donc se risquer à lui faire au moins du bout des lèvres autre chose que des complimens ; mais le dépit de tous était visible, et il était difficile de ne pas accorder à des conseillers ainsi pris de court, étonnés, tombant des nues, quelques jours pour se reconnaître et se donner au moins l’apparence de l’examen et de la réflexion.

Quand le moment fut venu de se remettre à l’œuvre, Bernis tint encore, et, plus que jamais, à se mettre à l’abri contre des critiques, qui, de l’humeur dont il voyait ses collègues, ne pouvaient manquer de se produire. Il dut rester seul chargé de continuer à entretenir le comte de Stahremberg pour lui soumettre un projet de traité de défense et de garantie réciproques, conçu sur le principe arrêté et convenu, mais dont la base devrait être plus ou moins élargie suivant qu’on se placerait au point de vue de l’un ou de l’autre des contractans. Leur rencontre dut avoir lieu dans un petit appartement du Luxembourg, réservé à l’académicien Duclos en sa qualité d’historiographe du roi, mais qu’il n’occupait pas, et qu’il mit, sans savoir pour quelle sorte d’usage, à la disposition d’un confrère qui était son ami. Les deux négociateurs arrivaient, l’un par la rue de Tournon et l’autre par la rue d’Enfer. Mais Bernis ne consentait à quitter Versailles pour se rendre au rendez-vous qu’après avoir mis en poche un mémoire écrit, touchant chacun des sujets qui devaient être traités, document délibéré en conseil, où chaque ministre avait constaté son avis et dont le roi prenait connaissance. Au retour, nouvelle réunion pour entendre le compte rendu de la conversation, puis délibération nouvelle. Autant de journées perdues ou, pour mieux dire, employées à servir à souhait les vues du chancelier autrichien[1].

  1. Mémoires de Bernis, t. I.