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qui le reçut avec effusion, en l’assurant (ce qui pouvait être vrai) qu’il avait toujours pensé que le choix du roi s’arrêterait sur lui. Ils prirent rendez-vous pour le lendemain dans une petite maison de campagne, située au-dessous de Bellevue, et qu’on nomme indifféremment, dans les récits du temps, Brimborion ou Babiole. Chacun dut y arriver par des chemins différens après avoir renvoyé à quelque distance gens et voitures.

Quand Bernis arriva, Mme de Pompadour et Stahremberg l’avaient devancé, mais rien n’indiquait qu’ils eussent échangé autre chose que des politesses. Stahremberg commença sur-le-champ la lecture d’un mémoire où étaient résumés (sans doute avec les ménagemens qui lui avaient été indiqués) les principaux points du plan proposé par l’impératrice. Après chaque article, il levait les yeux pour lire l’impression de ses auditeurs sur leur physionomie. Mais ils étaient convenus de ne laisser trahir leur pensée ni par un mot, ni par un geste, et Bernis affirme que, malgré la surprise que certaines propositions leur causaient, ils eurent assez d’empire sur eux-mêmes pour se tenir parole. La même attitude fut gardée aussi pendant que Stahremberg dictait mot pour mot ce mémoire à Bernis ; il collationnait lui-même la copie. On a bien quelque peine à croire à tant de calme. Il serait possible cependant que devant des révélations si peu attendues, leur visage n’eût eu d’autre expression que celle de la surprise et d’une sorte d’éblouissement. C’est malheureusement ce qu’il est impossible de vérifier. On ne sait en effet par quelle mauvaise chance la dépêche de Stahremberg rendant compte de ce premier entretien n’a pu être retrouvée aux archives de Vienne. Il faut donc s’en tenir au témoignage de Bernis lui-même quand il affirme que ce qui l’étonna le plus, ce fut d’abord l’assurance qui y était donnée de la défection jusque-là à peine soupçonnée du roi de Prusse. Ce fut ensuite la confiance presque téméraire avec laquelle l’impératrice livrait son secret, sans être sûre qu’on lui rendît la pareille. Quant au plan lui-même, il le jugea, dit-il, « grand, vaste, peut-être un peu compliqué, mais présentant des objets d’un réel intérêt pour la France, des moyens d’assurer la tranquillité de l’Europe sur des fondemens solides, et quelques-uns capables d’émouvoir le cœur paternel et sensible du roi par rapport à ses enfans et à ses petits-enfans[1]. »

  1. Bernis, dans ses Mémoires, n’entre dans aucun détail sur le projet qui lui fut soumis par Stahremberg. « Mon devoir, dit-il, m’empêche d’en dire davantage. Ce scrupule, dans un récit, fait trente ans au moins après l’événement et destiné à rester secret, est assez difficile à expliquer. On le comprend d’autant moins que le récit de Duclos contient à ce sujet des renseignemens plus précis, qu’il ne pouvait tenir que de Bernis lui-même.