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La conclusion, pour paraître nécessaire, n’en était pas moins douloureuse, et chacun allait se séparer avec un grand fonds de malaise et d’inquiétude. On sentait que l’Autriche restait dans une inaction humiliante et exposée, déjà presque résignée, à se voir dépouiller d’un lambeau de plus de l’héritage de Charles-Quint. Ce fut alors que le chancelier d’État, qui avait pris peu de part au débat, mais n’avait pourtant pas combattu la résolution commune, demanda qu’on lui accordât une conférence nouvelle, parce qu’il se croirait, dit-il, coupable d’un crime d’Etat si, dans une occasion si grave, il négligeait de soumettre à Leurs Majestés Impériales même la moindre des considérations qui fût digne de leur attention. En réalité, l’heure lui paraissait venue de parler à des esprits enfin disposés à l’entendre[1].

Nous n’avons malheureusement pas le texte des pensées dont il leur fit part, mais d’après les réflexions qu’il développa plus tard dans une sorte d’examen de conscience qu’il avait l’habitude de faire à certains momens sur les motifs de sa conduite passée, on devine aisément à quel ordre de considérations il fit appel[2].

Des deux partis qu’on mettait en balance, — s’engager dans la guerre présente, ou s’abstenir d’y prendre part, — il ne savait on vérité, dit-il, lequel lui paraissait le plus périlleux. L’un obligeait l’Autriche à se priver de ses meilleures troupes et à les envoyer combattre, sur un théâtre éloigné, pour un démêlé sans intérêt, tandis qu’elle laisserait sa propre frontière à découvert sous l’œil d’un ennemi vigilant qui n’attendait que le moment favorable pour fondre sur elle. L’autre, à la veille d’une conflagration qui pouvait devenir générale, la réduisait à un état d’isolement complet, sans un appui sur qui elle pût compter, ni une main qui lui fût tendue. L’Angleterre offensée entraînait à sa suite une vaste clientèle formée de tous les États secondaires qui, en dehors ou au dedans de l’Allemagne, lui étaient unis, depuis le schisme de Luther, par une communauté de foi religieuse, et dont elle avait l’art d’entretenir la sympathie par d’utiles et constantes largesses. C’est l’hommage qu’elle allait porter au roi de Prusse, érigé ainsi par elle en chef de tout le parti protestant de l’empire. Mais était-on donc réellement enfermé dans cette redoutable alternative, une solitude absolue ou une fraternité d’armes compromettante ? N’était-il aucun moyen d’y échapper ? Pour la première fois le nom de l’alliance française, jusque-là murmuré à voix basse dans des entretiens privés, fut prononcé tout haut dans la conférence.

  1. D’Arneth, t. IV, p. 387, et suiv. — Beer, Oesterreichs Politik in den Jahren 1755 und 1756, dans la Revue historique de Sybel, 1872, t. XXVII, p. 327 et suiv.
  2. D’Arneth, t. IV, p. 382, 383.