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avec une confiance qui paraissait assez bien justifiée ; mais de la réflexion naissait une impression tout opposée : car au fond, et à y regarder de près, qu’était-ce que cette neutralité annoncée ? A quoi et à qui Frédéric, en la promettant, s’obligeait-il à l’appliquer ? S’engagerait-il seulement à ne pas laisser étendre à l’Allemagne la conséquence des démêlés qui mettaient aux prises sur la mer les puissances coloniales ? Ou bien fallait-il comprendre qu’aucune suite ne serait plus donnée par lui aux différends particuliers qui pouvaient naître sur tant de points encore disputés et aux contestations de frontières sans cesse renaissantes entre les anciens maîtres et le nouveau possesseur de la Silésie ? Si la neutralité n’avait pas cette généralité (et il était difficile de lui supposer une telle étendue), elle était manifestement illusoire, car les troupes impériales ne seraient pas plutôt parties pour des régions d’où il serait difficile de les faire revenir que, sur un prétexte qui ne manquait jamais, ou même sans qu’on prît la peine d’en chercher un, une armée prussienne pourrait apparaître en armes sur le territoire autrichien désarmé et dégarni. En admettant qu’une menace de ce genre ne fût pas immédiatement à craindre, était-il prudent à l’Autriche d’aller au loin courir une aventure dont elle reviendrait (fût-elle même servie par la fortune) épuisée d’hommes et d’argent, tandis que son rival, tranquille dans un état d’observation et d’attente, emploierait ce temps de repos à remplir ses caisses, à fortifier ses troupes et à se préparer tout à l’aise pour une lutte tôt ou tard inévitable, dont il resterait maître de fixer à son gré le jour et l’heure ? Entendue ainsi (et elle ne pouvait l’être autrement) la neutralité prussienne était, pour l’Autriche, une véritable duperie, qui n’assurait même pas la sécurité du présent, et aggravait toutes les mauvaises chances de l’avenir.

Ces considérations parurent si sérieuses qu’elles agirent sur l’esprit même de ceux qui, dans les conseils précédens, avaient paru le plus effrayés d’encourir le mécontentement de l’Angleterre. D’un commun aveu, il fut reconnu que du moment où la Prusse, en se tenant à l’écart, se mettait à l’abri de toutes les chances de la guerre, c’était une raison de plus pour suivre son exemple et opposer neutralité à neutralité, afin que le premier qui serait tenté d’en sortir trouvât l’autre en face de lui en armes et en forces égales. Dût-on, par cette abstention, laisser les Pays-Bas à la discrétion d’une invasion française, le salut de l’empire passait avant toute autre considération et le tout ne devait pas être sacrifié à la partie. L’empereur lui-même, bien que se séparant à regret du vieux système auquel il croyait devoir le trône, se rangea, tout en soupirant, à l’avis général.