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croyances particulières des individus, il leur fût défendu d’attaquer publiquement celles de l’État. Désespérant de leur imposer la foi, il leur imposait du moins le respect. S’il n’avait tenu qu’à lui, la critique irréligieuse aurait été proscrite, on aurait rogné les griffes à ce monstre, et il eût été interdit à tout Prussien de lire Strauss. Mais il y avait un point sur lequel il ne transigeait pas : il déclarait que, dans un État qui se dit chrétien, tous les fonctionnaires sont obligés de l’être, que du premier au dernier tous doivent croire ce que croit le souverain ; et ses disciples parlent comme lui. Dans la séance de la Chambre des députés de Prusse du 28 janvier 1893, M. de Minnigerode-Rositten affirma qu’il exprimait les vœux de tout son parti en souhaitant que désormais en Prusse tous les représentans de l’autorité fussent choisis parmi les croyans. — « Y pensez-vous ? lui demanda l’un des chefs du parti libéral, M. Rickert. Vous voulez donc que tout fonctionnaire, tout préfet, tout ministre, tout juge, soit mis en demeure d’être un bon chrétien, même les maires de villages, même les gendarmes ? » À chaque article de cette énumération, les conservateurs s’écriaient d’une seule voix : « Oui, nous le voulons. » Ils n’admettaient pas qu’un sceptique ou un déiste pût faire un bon gendarme.

— Eh ! quoi, dira-t-on, l’orthodoxie est-elle donc une garantie de capacité ? Est-ce l’homme le mieux pensant qui, grâce à ses opinions irréprochables, s’entendra le mieux à négocier un emprunt, à gouverner une province, ou à construire un pont ? Vous priverez-vous des utiles services de financiers de grand talent, d’administrateurs consommés, d’habiles et savans ingénieurs, parce qu’ils ne peuvent pas croire aux révélations contenues dans les Saintes Écritures ? — Laissez donc, répliquent les conservateurs, nous ne nous priverons point de leurs services, s’ils sont de bons patriotes et de loyaux serviteurs de leur roi, car, cela étant, ils penseront que, tenus de se donner à lui, ils doivent se donner tout entiers et ils sentiront eux-mêmes le besoin de croire ce qu’il croit. On a dit, il est vrai, qu’il en est de la religion comme de l’amour, que rien n’est plus indépendant de la volonté que d’aimer et de croire. C’est une dangereuse erreur, et l’homme incapable de croire à volonté ne sera jamais un vrai fonctionnaire.

Un officier prussien, grand admirateur de Stahl et très bon fils au, demeurant, me disait un jour à Berlin qu’un vrai soldat est un homme qui n’hésiterait pas à fusiller son père si l’ordre lui en était donné par son capitaine, et il me disait aussi qu’un vrai royaliste est celui qui ne ferait pas de grandes difficultés pour admettre qu’il fait jour à minuit, si son souverain lui en donnait sa parole. Les conservateurs ne disent pas comme Pascal : « Abêtissez-vous. » Non, ils ne jugent pas nécessaire de s’abêtir ; ils disent : « Votre attachement pour votre roi n’est qu’une feinte si vous ne lui donnez pas avec votre cœur les clés de votre conscience et le droit de la gouverner. » Ce parti mystico-guerrier a