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les plus orthodoxes renoncent à l’éliminer complètement, ils tentent de la corriger et de l’interpréter. Certes, c’est toujours chose entendue que les personnes bien pensantes doivent maudire « le matérialisme du siècle », et que les vrais Gaulois doivent s’esclaffer de confiance aux noms de Schopenhauer et de Nietzsche. Tels les enfans, quand passe près d’eux un Chinois : les plus petits prennent peur, les plus grands pouffent de rire. Lorsque cette disposition mentale persiste chez l’homme fait, elle décèle une belle survivance du sauvage ancestral. Mais nos bons Gaulois rient avec moins de conviction chaque jour, ils ont reçu l’empreinte indélébile de ces écrivains qu’ils n’ont pas lus. Et c’est pourquoi, en dépit des vieux professeurs et des ministres, la jeunesse nourrie de science n’est pas gaie. Elle dit comme l’homme aux quarante écus : « Merci, monsieur ; vous m’avez instruit : j’ai le cœur navré. » Il n’est jamais très gai d’apprendre qu’au lieu d’un berceau capitonné par une mère, c’est un cylindre aux dents de fer qui vous roule dans l’espace.

Patience ! D’autres vues se composeront dans le kaléidoscope où l’homme regarde l’univers. Nos contemporains extraient le charbon, métier pénible, au fond d’une vieille mine qu’ils croient avoir découverte et qu’ils ont simplement rouverte. D’autres générations referont avec ce minerai de la chaleur et de la lumière ; elles en retireront le soleil d’antan, prisonnier dans ces pierres noires.

L’Ecclésiaste avait déjà dit en quelques sentences brèves, sur le monde, l’homme et la femme, tout ce qu’il y a d’essentiel et en apparence de plus neuf dans les traités de Darwin, de Schopenhauer et de M. Alexandre Dumas. Et l’Ecclésiaste venait déjà trop tard pour revendiquer la priorité d’une observation consignée aux premières écritures, à savoir que l’homme est pris de tristesse soudaine dès qu’il a mordu au fruit de la science ou au fruit de la vie, après la connaissance et après l’amour. Or, depuis qu’Adam a fait ces deux expériences et que les psychologues d’Israël en ont observé les suites, les philosophies consolantes ou désolées se sont succédé en assez grand nombre. Patientons ! Au moment que nous mourrons, les philosophes à la mode et les états d’Ame de nos héritiers tourneront peut-être à la jovialité.

Pour l’instant, des livres comme celui de M. Metchnikoff éclairent admirablement la crise des intelligences. Supposez un ancien Grec, un disciple de Thaïes ou de Zénon, enrichi de toutes les acquisitions faites depuis ces jours lointains par l’esprit humain, sauf une seule, le christianisme ; il s’expliquerait