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a la sensation douloureuse d’une révolution dans l’entendement humain. Pour le bon Bernardin, la nature est une mère qui met dans toutes ses œuvres des intentions délicates, qui fabrique le melon pour qu’on le mange en famille et la citrouille pour qu’on la partage avec ses voisins, qui amène les maquereaux du pôle Nord à l’époque précise où les gens des côtes ont le plus besoin de poisson. Pour notre contemporain, elle est la broyeuse d’êtres, la mécanique insensible qui fait de la vie avec la souffrance et la mort, sans savoir pourquoi elle fait de la vie. Et l’auteur de la Civilisation et les grands fleuves est d’autant plus représentatif d’un état d’esprit qu’il ne plaide pas la thèse pessimiste, au contraire : il regimbe à chaque instant, il s’épuise en détours subtils pour introduire une moralité de sa façon dans le combat darwinien, pour discerner une direction rationnelle dans le jeu des phénomènes. Vains efforts ! Il retombe sans cesse sous la roue ; les axiomes dont son intelligence est saturée le ramènent durement à leurs conséquences, lorsqu’il veut biaiser avec eux.

Dira-t-on que je prends pour termes de comparaison deux types extrêmes qu’il ne m’est point permis de généraliser ? — D’une part, Bernardin, le cause-finalier fameux qui n’aurait pas de rival si M. Thiers ne fût venu l’égaler dans l’art de deviner pourquoi les choses arrivent ; d’autre part ce Russe esclave de la science, soumis aux conclusions de sa dure maîtresse avec le je ne sais quoi d’intrépide qui donne aux négations mêmes des gens de sa race le caractère d’un acte de foi. — Regardez-y de près : avec des traits individuels plus fortement accentués, ces deux explicateurs de la nature personnifient deux familles d’esprits, deux époques. Dans la première, de Bossuet et de Fénelon jusqu’à Chateaubriand, de Racine jusqu’à Lamartine, on ferait rentrer presque tous nos écrivains : ils sont providentiels au fond des moelles, les semi-incrédules comme les plus pieux ; aucun d’eux n’a délibérément rompu avec la notion d’une bonté intelligente, qui donne la pâture aux petits des oiseaux. Rousseau y rentre, en dépit de ses contradictions ; et Victor Hugo en fut le dernier grand interprète ; il a beau s’effarer çà et là devant le fronton noir de l’inconnu, il n’en tient pas moins instinctivement pour le système du monde « à la papa ».

Depuis trente ou quarante ans, cette famille a été dépossédée de la direction intellectuelle par une autre. La conception mécanique et déterministe de l’univers s’est plus ou moins infiltrée dans tous les cerveaux, sauf chez quelques récalcitrans bravement fermés aux courans de leur temps et sans action sur lui. Elle date les œuvres du savant et du philosophe, de l’historien et du poète ;