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d’un effort impuissant, il essayait de tirer quand même de ces leçons un rêve de bonheur pour l’humanité.

L’auteur n’eût pas été de son pays s’il n’avait débordé hors de son sujet : à propos du rôle des fleuves, il a écrit un nouveau Discours sur l’histoire universelle, plein de vues et de connaissances, déroulé autour d’une théorie du progrès qui eût laissé Bossuet stupide. Les personnes qui sentent le besoin d’un discours sur l’histoire universelle sont fort à plaindre. On les verra toujours ballottées entre ces deux alternatives : l’arrangement majestueux de Jacques-Bénigne, clair, logique, taillé symétriquement comme les buis et les charmilles du beau jardin de l’évêché de Meaux, parfaitement satisfaisant pour l’intelligence, à la condition que l’on ne soit jamais tenté de regarder par-dessus le mur ; le désordre d’un Metchnikoff, vaste et touffu comme la forêt de Vologda, avec des percées illimitées sur tous les points de l’horizon, et les transes de la nuit, du froid, de la route perdue dans ce dédale. D’un côté, les siècles et les événemens rangés sous le commandement de Dieu, s’acheminant en bon ordre vers des fins connues : l’homme arbitre de son sort, trompé par l’infirmité de sa vue, intervenant à tâtons dans ces événemens, et ramené d’en haut vers ces fins. De l’autre, la subordination de l’homme aux puissances aveugles, les lois d’airain fonctionnant sans but intelligible, la fatalité des milieux roulant au hasard des multitudes d’êtres passifs. Bossuet aurait frémi devant ce spectacle. Il eût été fort en peine de répondre aux déductions rigoureuses des sciences menées à l’assaut de sa construction ; mais ce moraliste avisé eût retrouvé tous ses avantages avec une simple remarque, très gênante pour son adversaire. — Cet infortuné, aurait-il dit, est victime de l’éternelle inquiétude humaine ; on l’a vu avancer des opinions où il paraissait que la saine doctrine allait être confondue ; mais voici qu’il témoigne à son insu pour l’essentiel de cette doctrine, lorsqu’il essaie de découvrir un ordre heureux dans le chaos où le libertinage de sa raison l’a précipité.

Veut-on mesurer d’un coup d’œil l’abîme que nos acquisitions scientifiques ont creusé entre notre conception du monde et celle de nos pères, partant entre nos sentimens et les leurs ? Veut-on savoir pourquoi la jeunesse studieuse est morose, malgré les exhortations des vieux professeurs guillerets et des hommes d’État qui voient la vie à travers l’allégresse du maroquin ministériel ? Il suffit d’ouvrir au hasard un volume de Bernardin de Saint-Pierre et le livre de M. Metchnikoff, de lire alternativement quelques pages de l’un et de l’autre ; on a mieux que la démonstration, on