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ces condimens, la liqueur consiste simplement en sucre candi dissous dans du Champagne de premier cru.

Si l’on arrête chaque année au 30 avril les comptes du commerce des vins mousseux, c’est que le 1er mai est pour eux une date importante, celle où commence le « tirage ». Avec les vins de plusieurs récoltes et de différens crus le négociant a composé des cuvées harmoniques. Comme il entre presque toujours, dans le mélange, des vins vieux ayant terminé leur fermentation, on profite de la mise en bouteille pour leur restituer le sucre nécessaire à la mousse, soit environ 15 grammes par litre. Le tirage devient une opération grandiose dans les caves d’où sortent annuellement 8 à 900 000 bouteilles, telles que celles des Clicquot, Mumm, ou Louis Rœderer, et jusqu’à 1500000, comme celles de Moët et Chandon.

À l’extrémité d’une salle vaste comme une gare de chemin de fer se trouvent des foudres énormes, dans lesquels viennent se déverser sans cesse les barriques, amenées du fond des galeries par un système de petits chemins de fer et d’ascenseurs. Pour que la liqueur soit également répartie dans le vin, une roue de bois semblable aux ailes d’un moulin tourne verticalement dans le foudre, fouettant le liquide, avant qu’il soit conduit par de largos tuyaux jusqu’aux machines à tirer. Celles-ci sont de longues bassines, dans lesquelles l’arrivée du vin est réglée soit par un flotteur en liège, soit par des soupapes automatiques, de façon à ne jamais dépasser un certain niveau. Par une dizaine de siphons d’argent ou d’étain fixés à l’appareil, dix bouteilles à la fois s’emplissent doucement toutes seules ; une femme les accroche vides et les décroche pleines, de chacun des becs, à tour de rôle.

À sa droite se trouvent des paniers de bouteilles, apportés sans cesse du rinçage, fait mécaniquement lui aussi, avec des perles de verre, — la manipulation des vins mousseux exige une vingtaine d’appareils distincts ; — à sa gauche est la machine à boucher, manœuvrée par un homme dont le travail est assez pénible. D’une main il abaisse un levier, qui comprime fortement le bouchon dans un tube mobile, de l’autre il soulève la lourde barre d’acier qui glisse entre deux montans, attachée verticalement par une corde à une poulie fixée au sommet du bâti, et qui retombe ensuite sur le bouchon avec une telle violence et un tel bruit, que l’on ne peut s’expliquer à première vue comment la bouteille n’est pas réduite en miettes. Lorsque 80 ou 100 de ces machines fonctionnent en même temps sous le même toit, à peu de distance les unes des autres, c’est un terrible vacarme, et l’on ne croirait jamais qu’il faille autant d’efforts pour emprisonner dans du verre