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considérables, le travail, qui seul maintient ces boissons illustres dans leur vieille renommée, est si minutieux, que le bénéfice net est à peine de 5 pour 100 ; bénéfice infime, en raison de tous les risques d’une exploitation qui tient plutôt de l’industrie que de l’agriculture. Aussi la possession des grands crus du Bordelais est-elle un luxe, un dilettantisme de riche, plutôt qu’une affaire proprement lucrative. Leurs propriétaires sont, ou des financiers ; ou de très gros négocians en vins, pour qui le fait d’être à la tête de quelque vignoble haut coté constitue comme une sorte de coquetterie commerciale ; ou des familles aisées parmi lesquelles ces biens se transmettent depuis longtemps par héritage, et qui les gardent souvent indivis pour en diminuer les hasards.

Ce dernier cas est celui du château-yquem, le roi des vins blancs, dont les 90 hectares de vignes ont pour maîtres les héritiers du marquis de Lur-Saluces. Aux seigneurs de Lur-Saluces, le sol avait été transmis, en 1785, par une alliance avec la famille de Sauvage d’Yquem. C’est grâce au choix de cépages convenables à ce terrain et aux soins excessifs de fabrication, que l’on a créé ce vin qui obtient un prix supérieur d’un quart aux premiers crus, c’est-à-dire une moyenne de 4 000 francs le tonneau de 900 litres. Je ne parle ici ni des années ni des chiffres exceptionnels, tels pie les 20 000 francs payés, en 1859, pour quatre barriques d’yquem, par le grand-duc Constantin de passage à Bordeaux.

Le consommateur se contentait autrefois de la finesse, du parfum, du corps des grands vins de Sauternes, et l’on coupait lors les raisins dès qu’ils étaient mûrs. Aujourd’hui, le goût jetant modifié, il a fallu y joindre la douceur, l’onctuosité que possèdent ces vins hors de pair. Pour obtenir cette liqueur, le raisin doit non plus seulement atteindre sa complète maturité, mais le dépasser. Aussi les vendanges sont-elles ici beaucoup plus tardives qu’ailleurs, débutant au plus tôt dans les premiers jours d’octobre et finissant en novembre. On ne commence la cueillette que vers huit ou neuf heures du matin, quand les premiers rayons du soleil ont pompé sur le raisin l’humidité des nuits. Le vendangeur choisit les grains couverts d’un léger duvet, semblable à une moisissure, qui indique l’extrême maturité. Il rejette ceux qui sont échauffés ou grillés, et ce premier tri constitue le vin de crème. On en fait un second de la même manière, qui donne le vin de tête. Puis on arrête la vendange, pour la reprendre, quelques jours plus tard, quand les raisins sur pied sont parvenus au même point que les premiers, et le liquide obtenu se nomme vin de centre ; enfin on cueille le reste de la récolte en opérant de la même façon, et ce dernier tri s’appelle vin de queue.