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se lève et demande la parole au président. Jusqu’à la fin de la séance, il a eu la patience de se taire, regardant de son œil froid et dur, presque tout blanc sous le verre du lorgnon, jetant à peine un mot en réponse aux allusions trop blessantes, laissant monter la passion des partis et, pour la mettre au point, excitant à la lutte tel ou tel de ses lieutenans. Il commence d’un ton bas, d’une voix un peu sourde, sans nuances, sans éclat, un discours qui se déroule, familier et placide, qui semble improvisé et tout dépourvu d’art autant que d’artifice, mais on peut le relire : il est du style le plus châtié, de la composition la plus savante, parfaitement joint en ses diverses parties, articulé, nerveux, rapide, et de tous les discours que l’on eût pu faire sur le même sujet, le plus démonstratif et le plus actif, le plus philosophique et le plus politique.

M. Sagasta, s’il riposte, procédera par interjections, par phrases heurtées et hachées, par de tout petits bouts de pensée qui se soudent mal les uns aux autres : de temps en temps, un beau mouvement, une belle colère et de belle éloquence ; une éloquence de tribun, presque de démagogue, une énergie qui se dépense en cris et se dissipe en gestes. Mais justement parce que M. Sagasta est le contraire absolu, la vivante antithèse de M. Canovas, quand le régime parlementaire a pu s’acclimater définitivement en Espagne, dans ses règles et dans ses mœurs, avec la légalité et la modération mutuelle des partis, à eux deux ils ont assuré le succès de la Restauration par leur opposition et leur contradiction même, l’un ayant fait la monarchie traditionnelle, l’autre ayant fait la monarchie moderne, et nul des deux ne défaisant, quant au fond des choses, ce que son rival avait fait.

A côté de cette cause générale du succès de la Restauration, l’aptitude de la monarchie alphonsiste à se transformer, à se moderniser, servie comme à souhait par la formation de deux grands partis constitutionnels, et au-dessous de cette cause générale, on pourrait indiquer d’autres causes secondaires.

L’une est tout simplement que l’Espagne, pour son bonheur, et bien que certains de ses hommes d’Etat aient essayé de l’y mêler, est, dans ces vingt dernières années, demeurée presque toujours à part de la politique européenne. En l’espèce, du moins, l’isolement, le retraimiento a eu du bon. Il a permis au pays de panser ses plaies de 1874 et à la monarchie de poursuivre, en même temps que sa propre transformation, son œuvre de relèvement et de salut.

Une autre cause, plus délicate à indiquer, mais non moins efficace peut-être, c’est la mort du roi don Alphonse XII (la sagesse chrétienne dirait que la Providence a ses voies